TANTALE. Yiannis Lhermet

Par Collectif Ratures // Poésie // Grenoble

Peut-être est-ce la honte de n’être personne, ou le désir farouche de devenir quelqu’un qui a poussé Dimitri vers la politique.

   A l’adolescence, petit et boutonneux, il n’avait d’autre choix que d’étudier, il n’y avait qu’en classe qu’il se sentait à l’aise, sûr de lui. Il levait le doigt à tout bout de champ et il aimait sentir sur lui l’œil admiratif, envieux, moqueur de ses camarades quand il répondait à une question. Peut-être était-ce le seul moment où on l’écoutait parler. L’adolescence est une étape charnière de la vie, chacun a son domaine de prédilection où il excelle et de celui-ci naît son identité, son moi futur. Pour certains c’est le sport, pour d’autres les filles, pour Dimitri c’était ce que tout le monde avait délaissé : l’organisation de la vie au lycée..

   Peu à peu, Dimitri ne fut pas rassasié par son statut de président des Lycéens, il s’engagea en politique, il choisit la Droite ; l’inverse eut été possible, seulement le siège du parti était plus près de chez lui. Au fond, pour lui, les idées, les valeurs, comptaient moins que l’action qui était son faire-valoir et puis chaque idée se défend. L’important n’est pas l’idée mais la façon dont on la présente, la lutte par la parole contre son adversaire. Dimitri se flattait de pouvoir du jour au lendemain défendre avec sa verve grandiloquente n’importe quel point de vue.

   Il prit au fil du temps de l’assurance, rencontra une famille, des gens qui l’aimaient, qui ne le jugeaient pas sur son apparence, son nez pointu, sa petite taille. Il parlait, on se taisait ; il sentait pour la première fois de sa vie qu’il attirait l’attention, que sa parole avait de l’importance, et puis… il y avait les applaudissements…Il n’en était jamais rassasié.

   Il gravit les échelons, il devint maire, « la personne la plus importante de la ville » se disait-il. Il éprouvait un plaisir proche de la jouissance à voir de belles jeunes femmes le saluer, lui sourire, lui obéir, le courtiser. Quand il passait dans sa voiture, il demandait souvent à son chauffeur de s’arrêter devant un bâtiment en construction où des hommes robustes, le torse nu, bétonnaient, parce qu’il en avait simplement donné l’ordre, une allée de la ville. Il se sentait aimé, respecté, il était maintenant quelqu’un, pourtant il n’était pas rassasié.

   Il ne pouvait se contenter de celui qu’il était devenu : il voyait plus loin, plus haut. Sa soif à peine étanchée, il se sentait de nouveau asséché ; une soif brutale s’emparait à nouveau de lui. Il réclamait une reconnaissance unanime, il devint député, puis ministre. Le soir, seul, dans la pénombre de sa chambre il essayait de se persuader du bien-fondé de son action, de la légitimité de ses combats, il se parlait à lui-même :

   - Tu n’agis pas pour toi, mais pour le bien de tous, de ton pays !

   Pourtant, lui qui arrivait si bien à convaincre les foules, n’arrivait pas à se convaincre lui-même. Il savait que ses émotions le guidaient, et qu’au fond la politique n’était pas une lutte d’idées, mais un combat entre les hommes qui les défendent. Un combat égoïste, où l’envie, la convoitise, la rancœur gouvernent la raison.

   Tout lui sembla peu à peu dérisoire, l’argent, les femmes étaient des biens insignifiants comparés au privilège d’exercer le pouvoir. Le pouvoir : être l’égal de Dieu, régner sur la vie qui bourdonne tout autour, tirer les ficelles qui agitent les marionnettes.

  

   Pourtant… il n’était pas rassasié.