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Photographier

Par Ibars

Le blog va faire une petite sieste saisonnière...

Pas de photos pour cette parenthèse mais une petite réflexion sur ce qui motive l’existence même de ce blog, la photographie.

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 Photographier

 La photographie est aujourd'hui partout. Capter le réel  - si tant est qu'il se puisse « réellement » capter -  est l'affaire de tous. La technique de production des images, autrefois complexe et coûteuse (rappelons-nous le prix des pellicules et de leur développement), est désormais très accessible au point qu'ils sont devenus rares ceux qui ne possèdent pas d'appareil photo numérique, à tout le moins un téléphone cellulaire photophone pour se payer une tranche de réel...

La diffusion via l'Internet par exemple est ensuite un jeu d'enfant si l'on désire partager avec la terre entière cette page de temps aboli.

Cette omniprésence vient aussi du fait que la photographie est protéiforme : elle est artistique, esthétique, culturelle, sociologique, illustrative, documentaire, médiatique, journalistique, politique, « pipolitique », « paparazzitaire », utilitaire, judiciaire, identitaire, publicitaire, etc. Elle finit par brouiller, par saturer les signes. J'ouvre par exemple au hasard la revue  Art Press de juillet-août. deux photographies m'interpellent. Elles voisinent sur la même page. Celle du dessus est une photographie qui a pour titre « The flooded grave », de Jeff Wall. Je la reconnais car je possède un livre de cet artiste photographe contemporain dans lequel elle figure. La seconde, au-dessous, est titrée « Corallo Bench », elle montre un banc en treillis de fer rouge qui est l'œuvre des deux frères Campana, designers brésiliens. La première photographie m'invite donc à la recevoir comme telle, à en apprécier la construction autant que le message qu'elle veut délivrer. La seconde n'existe pas de manière autonome, elle n'est là qu'en « servante », comme l'écrivait  Baudelaire dans ses Écrits esthétiques, en « humble servante » pour me montrer l'œuvre des frères Campana. Photographie artistique, donc, versus photographie d'une œuvre d'art. Je bascule machinalement d'un niveau de lecture à un autre, devant deux formes en apparence semblables. Deux pactes de lecture différents, que j'ai donc intégrés comme à « l'insu de mon plein gré », à force d'être surexposé à l'avalanche d'images de toutes sortes qui envahissent le quotidien. 

 Partout, sous toutes ses formes, la photographie n'est-elle pas banalement devenue pour l'œil ce que le téléphone est à la voix ? Car c'est un fait, l'image n'est plus seulement le marque page de notre livre d'heures. Le « ça-a-été » cher à Roland Barthes se consomme aujourd'hui à « l'instant T », et les images pléthoriques saturent la mémoire « morte » si bien nommée des disques durs de toutes sortes. La grande question que notre numérique prothèse cérébrale (entendez l'ordinateur) nous pose alors est celle-ci : « voulez-vous vraiment envoyer... à la corbeille ? ». Et nous effaçons, d'un seul clic. L'image fixe ne se fixe plus nécessairement, le « allo-t'es-où ? » envolé en même temps que prononcé a désormais pour corollaire l'image numérique qui suit, certifiant qu'on est bien là où l'on est qu'on dit qu'on est et qu'on y fait ce qu'on dit qu'on y fait... La photographie n'est donc en apparence qu'un outil de transmission, transmission d'un regard vers un autre regard.

 Et la photographie ne change de nature (artistique, culturelle, sociologique, illustrative, etc.) qu'au regard de la nature des deux regards qu'elle relie. C'est cette mise en relation qui fonde en fin de compte tout l'acte photographique.

Oui, c'est cela, photographier, qu'on le fasse par plaisir, par humanisme, par sociabilité, par nécessité, parce que - simplement -, photographier, c'est servir à voir, et ce qui compte c'est bien cette relation que l'image fait naître entre l'œil qui propose et celui qui reçoit.

 Photographier, c'est faire signe à l'autre, c'est prendre et donner à la fois.

 Prendre : traverser le vaste champ de signes de la vie et en cueillir à notre guise, du réel, du rêvé, du banal, de l'attendu, de l'inattendu, signes que notre conscience organise, réorganise, construit, déconstruit, reconstruit, métaphorise, métonymise, analogise, hyperbolise, rhétorise  - je les écris tous, Littré reconnaîtra les siens...  Prendre du plaisir à cette captation, souvent, mais pas nécessairement : prendre, c'est prendre aussi la peine, prendre ses responsabilités, prendre part ou parti.  

 Donner : donner et partager. Un esprit en sollicite un autre, je projette et je jette, tu prends - ou tu rejettes... le vrai sens de mon image, sa destinée lorsqu'elle parvient à faire signe, c'est d'être absorbée par une autre conscience, décodée, enrichie, investie, accueillie, adoptée, incorporée. Mais comme prendre, donner n'est pas toujours l'affaire du plaisir : je donne à voir, je donne à penser, je donne envie, envie de crier, envie de dire non, je donne un coup de poing...

L'outil, quand même... il a sa place : La technique, l'appareil - aussi sophistiqué soit-il - entre aussi dans un champ de signes manifestes, liés à la possession, à l'avoir plus qu'à l'être. Plaisir de la manipulation d'un condensé de technologie sertissant une matière archaïque, le verre pur de l'optique. Plaisir sensuel, tactile, caresse de l'index sur le déclencheur d'un mythique Leica, petit bruit mat et bref de son obturateur... c'est aussi cela, photographier. On soigne la « machine » comme on bouchonne un pur sang, comme on astique la bagnole. Discussions croisées : carburateur, obturateur, chevaux, pixels, focales, performances... c'est un autre domaine, un autre plaisir, celui de la conduite vaut ici celui du voyage.

Prendre du plaisir, donner, partager, « jouer » de l'instrument, est-ce tout cela photographier ? Et n'y a-t-il pour cela, du reste, que la photographie ?

La grande question existentielle qu'on pose aux écrivains est : « Pourquoi écrivez-vous ? »

Complétons : Pourquoi peignez-vous ? Pourquoi dansez-vous ? Pourquoi jouez-vous ? Pourquoi photographiez-vous ? etc., etc.

La seule réponse qui les englobe toutes ne peut être à mon sens que celle-ci :
Je photographie / peins / sculpte / joue / danse (rayez les mentions inutiles) parce que je sais qu'un jour je vais mourir. Et c'est cette certitude qui est le « déclencheur » conscient ou inconscient de cette vanité, de ce besoin prétentieux de laisser une trace.

La photographie n'est en somme qu'un des nombreux moyens de semer des cailloux dans l'infini chemin qui se perd hors de nous. C'est aussi le moyen de crier que ce chemin est beau, malgré tout, et qu'on voudrait que dure et dure le voyage.


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