Un texte inédit de Philippe Muray piqué sur Cultural Gangbang
Le compte à rebours de l'humanité
L'indifférenciation est la forme d'accord ultime avec le monde dans lequel nous vivons. Elle est aussi l'argument par lequel ce monde entend nous convaincre, définitivement et sans réplique, de sa bonté illimitée, de sa bienfaisance et surtout de son innocence. Par elle, tous les prestiges de l'ordre moderne mondial s'assurent une domination sans contrepartie. Le carnaval des identités floues, la poésie, l'idylle joyeuse, l'oubli du passé, le réenchantement de l'existence, la prévention du Mal et des aléas de la vie par la destruction de l'autre (de toutes les singularités adverses), y trouvent un nombre considérable de débouchés. Enfin et par-dessus tout, l'indifférenciation est la voie ouverte à l'inceste, notre horizon impensé, encore plus ou moins lointain, mais déjà si délectable.
L'Empire mondial lui-même (en gros, les États-Unis, mais pas seulement) est indifférenciant, avec ses valeurs fondées sur l'évidence, ses intentions irréversibles, son Bien qu'on ne discute pas, sa détermination avouée d'en finir une bonne fois avec tout ce qui ne relève pas encore, ici ou là, de la démocratie et du l'humanitaire mondialisés. L'Europe divine telle qu'elle s'impose contre les peuples marche dans la même direction. Et tout cela se chante dans l'espèce de créole planélaire anglo-babélien qui est la langue même de l'indifférenciation.
Cependant, il n'est pas besoin d'être très freudien pour identifier, à travers ce grand mouvement occidental d'effacement de toutes les différences, sous les masques les plus divers et les arguties les plus sophistiquées, la réalisation collective de la pulsion de mort, c'est-à-dire le vieil idéal de rétablissement d'un état antérieur à la vie et à l'Histoire, état auquel nous avons dû renoncer précisément quand nous sommes entrés dans l'Histoire. Le sexe, les sexes, la guerre des sexes, toute cette fatigante épopée à base d'exogamie et d'effroi de retomber dans le Même, dans l'inceste, dans la répétition et dans l'inerte, perdent ce qui leur restait de séduction face à la perspective de retrouver la paix en effaçant toutes les différences encore existantes et en ramenant l'organique à l'inorganique. De ce point de vue l'histoire de l'Occident, et plus généralement de tous les pays qui accèdent et accéderont à la démocratie et à l'humanitaire, n'est plus que celle d'un compte à rebours fatal déjà largement entamé. L'humanite y retourne à sa disparition.
Cette situation devrait faire peur ; mais, par un paradoxe étrange, elle apparaît au contraire généralement comme enchanteresse. C'est qu'elle procède de l'effondrement des interdits anciens et des rituels de filiation, et qu'elle s'accompagne de l'effacement des vieilles instances symboliques. Toute transcendance terrassée, toute verticalité anéantie au profit d'un lien horizontal qui ne paraît étouffant qu'aux mauvais esprits, commencent alors les bacchanales de la promiscuité (notamment par la dissolution des différences sexuelles et générationnelles), d'autant plus gratifiantes qu'elles s'élaborent sur la défaite du vieux monde, et qui ne se connaissent plus qu'une seule limite : la pédophilie, devenue obsessionnelle pour ne pas voir qu'elle est une conséquence parmi d'autres de ce système de dissolution des différences partout ailleurs encensé.
Bien entendu, cette volonté d'indifférenciation généralisée est aussi une farce. Une farce contemporaine. Elle se construit, avec la complicité crédule de tout le monde, sur la dénégation d'un certain nombre de différences de toute façon irréductibles, à commencer par la morphologique. On ripostera donc que ces différences irréductibles ne sont elles-mêmes que des constructions culturelles. On accablera sous le nom d'«idéologie naturalisante» (c'est très vilain l'«idéologie naturalisante») l'obstination résiduelle et véritablement réactionnaire à présenter la différence des sexes comme une donnée inaltérable. On dira que l'anatomie est trompeuse. On s'appuiera sur de récents travaux scientifiques d'anthropologues ou de généticiens pour affirmer que la spécificité des deux sexes semble de plus en plus indéfinissable. On ressortira l'exemple des hermaphrodites. On rappellera que les femmes aussi fabriquent de la testostérone et les hommes des oestrogènes. On chantera les merveilles de l'ectogénèse. On expliquera que, dans un avenir proche, la déjà très modeste contribution masculine à la fécondation ne sera plus qu'accessoire. On montera en épingle l'exploit de ces biologistes japonais qui ont réussi à créer en laboratoire une souris issue d'un ovule fécondé par un autre ovule et sans apport de sperme.
Par-dessus tout, on se réjouira de pouvoir annoncer le proche achèvement des grands travaux de déconstruction des identités sexuelles, devenues de simples rôles sur le nouveau théâtre du genre et qui, comme tels, peuvent avantageusement être changés, permutés, en tout cas entraînés dans une joyeuse farandole de nouvelles différences biscornues, floues, interchangeables et pratiquement démultipliables à l'infini.
Car il faut tout de même encore, chemin faisant, et tandis que s'intensifient ces grands travaux, que l'on offre des différences de substitution à des individus qui, bien que prêts à plonger sans retour dans le grand bain néo-amniotique de l'indifférenciation, continuent à repérer des différences entre eux, dans leurs personnalités, leurs capacités, leurs modes d'actions, leurs comportements. Ainsi l'indifférenciation a-t-elle la bonté d'assurer aux différences qu'elle déconstruit une seconde vie, une existence de consolation et de remplacement par multiplication de petites différences résiduelles fondées sur des manies, des acharnements, des inclinations particulières, mais toujours puissamment alimentées par l'électricité très spéciale d'une libido qui supplante aujourd'hui toutes les autres et dont les médias raffolent parce qu'elle garantit une accumulation d'événements de tout repos : la libido judicandi, où toute envie du pénal trouve son apothéose.
De ce point de vue, les histoires édifiantes commencent à proliférer, et elles sont toujours contées sur ce mode à la fois épique et chafouin qui est un des styles les plus réussis de l'époque. Pour qu'une belle histoire d'indifférenciation (c'est à-dire, concrètement, de transsexualité, d'homoparentalité, de mariage gay, etc.) captive les foules, il faut qu'elle puisse être narrée comme une conquête en cours contre les forces les plus obscurantistes encore existantes, comme la geste héroïque de quelques pionniers ou pionnières aux projets irréprochables mais constamment minés par un complot réactionnaire universel et increvable. L'issue du combat devra rester incertaine, du moins dans le discours qui le chante, ne serait-ce que pour soutenir l'intérêt tout le temps qu'il se développe, et bien que chacun sache d'avance quelle en sera la conclusion. Le nouveau, de toute façon, et au bout du compte, doit toujours l'emporter sur l'ancien, même si, chemin faisant, il se donne l'apparence de ne pas connaître cette loi qui lui est si favorable. C’est ainsi que dans la presse, ces derniers temps, et pour ne prendre que cet exemple, s'est émue de la juste lutte de Gabrielle et d'Évangéline, deux jeunes femmes qui vivent ensemble dans la région de Nantes. La première, Gabrielle, a eu un enfant par insémination artificielle. Du coup Évangéline, sa compagne, réclame en tant que «père» des prestations à la Sécurité sociale, et d'abord le droit comme tous les pères (bien qu'elle se fasse appeler «maman» par le rejeton de Gabrielle) à un «congé paternité». Devant la résistance de la Caisse d'allocations familiales de Loire-Atlantique, qui envisage toutefois la modification de son logiciel afin de pouvoir enregistrer Gabrielle et Évangéline comme parents sous les appellations de «madame et madame», elles attaquent celle-ci en justice pour «faire du raffut afin que les choses bougent». D'ores et déjà les arguments de leurs adversaires («Nous ne faisons qu'appliquer une loi disant que les congés paternité sont attribués au père de l'enfant : aux dernières nouvelles, un papa ne peut pas être une maman») apparaissent de peu de poids face à la volonté de si intéressantes et dérangeantes guerrières. Mais la chose se corse encore lorsqu'on apprend qu'à son tour Évangéline est enceinte, par le même procédé que sa compagne, et qu'elle va donc avoir droit elle aussi à un congé maternité tout en persistant à revendiquer un congé paternité puisqu'elle continue à se définir comme la figure paternelle de l'enfant de Gabrielle.
Une telle situation, qui pourrait encore se complexifier, promet de savoureux procès en série, et on pourrait imaginer qu'ils seront sans fin puisque, en régime d'indifférenciation triomphante, les nouvelles différences sont elles-mêmes démultipliables à l'infini.
Plus généralement, dans le compte à rebours global de l'espèce, se profilent de nouvelles histoires d'après l'Histoire, de nouveaux contes, de nouvelles brassées de contes, de contrecontes et d'anti-contes ; et tous, d'une manière ou d'une autre, racontent le retour à l'état inerte et indifférencié d'avant la vie et d'avant l'Histoire. Ou, plutôt, ils raconteraient ce retour si on était encore capable de les déchiffrer de cette manière. Mais notre civilisation, qui a entrepris le grand retour à l'inorganique, met également tous les moyens en oeuvre pour que ces capacités de déchiffrement, liées aux anciennes conditions historiques, s'effacent des consciences. Elle s'est jurée d'être la première à ne pas laisser en son sein naître d'ennemis mortels. Elle y réussit d'autant mieux qu'elle est elle-même la mort.