Atlantic Records
1960
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Alors que le Mange-disque observait avec consternation la médiocrité de l’actualité musicale de cette fin d'année, la seule occupation qui me restait en ces temps moroses était de me replonger dans mes classiques. Ne pouvant déroger au principe de classification des auditeurs je me dois de reconnaître que je fais ainsi partie de la catégorie des jazzeux. Ils ont des lunettes, sont en général calmes, audiophiles, ce sont les évêques du saxo, les évangélistes de la contrebasse. Mais la caractéristique la plus propre réside certainement dans leur incroyable faculté à donner dans le réac ; pour eux tout vient du jazz, ils en viendraient limite à vous dire que la musique classique aurait pillé les Mingus et autres Coltrane.
C’est d’ailleurs de ce dernier dont il s’agit. Quoi de plus normal de commencer notre périple par l'un des plus vibrant artistes jazz. Si son premier album notable reste Blue Train le vrai « saut » aura lieu avec Giant Steps. Coltrane, voulant s’affranchir des codes jusque là usés, participait déjà sur le Kind of Blue de Miles Davis à l'émergence du « jazz modal ». Les grilles d’accord changent, le cool jazz à la papa a un pied dans la tombe, Giant Steps fait remarquablement glisser l’autre. L’année est pleine, ça tombe bien car la décennie qui suivra marquera une période essentielle dans l’évolution d’un genre qui n'a cessé d'influencer les artistes les plus chevronnés.
Intérêt multiple. Giant Steps est d’ailleurs selon moi le premier album à conseiller à quelqu’un qui voudrait dire au revoir au jazz (parfois) un peu somnolent des Chet Baker et consorts. Le jazz modal est cet animal insaisissable qui rebuterait les moins téméraires d’entre nous et ferait douter les plus courageux ; le premier titre de Giant Steps est à mon sens ce qui illustre le mieux cette évolution.
En effet la première piste frappe par deux choses ; premièrement par son incroyable rapidité, deuxièmement par ce sentiment d’euphorie qui conforterait notre certitude sur l’impossibilité que ce morceau ait pu être écrit. On imaginerait Coltrane lancer un « balance la sauce » à Art Taylor (batterie), aussitôt suivit par un Paul Chambers (contrebasse) des plus débonnaire, égrainant les notes comme une dictée apprise par cœur ; notre bon Tommy Flanagan (piano) n’aurait eu qu’a suivre les grilles patiemment intégrées au fil du temps. Sauf que tonton John vient réveiller les morts, ressuscitant un sentiment presque organique, quasi physique.
Giant Steps rend perplexe par son évidente facilité, les notes nous narguent, tourbillonnent autour de nous, on essaye d'en attraper une, deux, l'écoute devient un jeu et le plaisir immédiat. C'est avec une jouissance inouïe que l'on découvre chaque pépite de ce que cet album a apporté ; une nouvelle façon de jouer, d’écouter, d’apprécier. L'urgence alliée à la sophistication de l'œuvre en devient troublant, le saxo ténor arrivant par sa seule présence à habiter la pièce entière (Countdown), les titres se faisant explicites (Spiral) et Coltrane, rendant un dernier hommage aux pères du « bop » en passant du « be » au « hard » (Mr. P.C.), nous ouvre les portes d’une décennie en pleine mutation dont il ne verra malheureusement pas la fin ni la portée.
Christopher.
Extrait audio de l'album:
John Coltrane - Giant Steps