- "Je suis la réalité, ta pleine réalité. Tu peux me fuir, loin, très loin, me haïr, m'implorer ou m'idolâtrer, je te resterai fidèle. J'accepte toutes tes malfaçons et je n'en reste pas moins tienne. On nous a mariés dès ta conception. Je ne suis pas ton ombre, ce serait trop facile et tu ne bénéficierais de plus aucun appui dans la vie. Je suis ton plus beau présent, ta juste mesure d'homme. Chaque brique que tu édifieras sur moi bâtira ton royaume, si tu me cultives je te nourrirai et si tu t'effondres, je te recueillerai. Je serai ton havre et ta citadelle, le lieu de tes plus belles rencontres. Perpétuellement en mouvement, je m'enrichirai de tout ce qui fait ta vie, de tes amours, de tes rêves, de tout ce que tu m'apporteras. Au commencement, c'est-à-dire quand il te reviendra de te lever, tu ne m'aimeras pas, tu me détesteras même - je suis effroyablement plus complexe que le sein d'une mère, tu feras tout pour m'échapper, tu me mettras tout sur le dos, tu seras si ingénieux pour me fuir, pour te fuir, tu seras rétif, tu me refuseras comme un héritage dont tu ne veux pas. Puis, tu finiras par te dire qu'il vaut mieux te soumettre, ce qui sera encore une fuite. Enfin, tu renonceras, ce qui est une manière de dire oui, tu te contenteras, ce qui est un début de réjouissance, tu m'apprivoiseras et tu découvriras tous les possibles que je t'offre, roi dans ton royaume: nous ferons connaissance. Tu commenceras à délimiter ton territoire: il est immense, tu n'en auras jamais connu d'aussi grands parmi tous les paradis artificiels que tu te seras inventé. Bien sûr, il faudra que tu te cognes encore et encore à l'image que tu te fais de toi, mais c'est à ce prix que, comme un sculpteur, tu donneras forme à ta vie. Je t'insupporterai, j'aurai mille visages - tous ceux que tu souhaites me voir prendre, aucun ne m'appartiendra, tu me feras tout et je résisterai à ta folie d'exil quitte à ce que tu perdes pied, car je sais que tu n'aurais aucune chance de croître hors du terreau dans lequel tu as été semé. Je ne t'abandonnerai pas. Je t'attendrai, tout le temps nécessaire, jusqu'à que tu ravales un orgueil qu'aucun égarement ne semble suffire à justifier, pour que tu deviennes qui tu es, roi dans ton royaume. Aussi dure que je sois pour toi, je ne suis pas ton maître, mais ta servante.
Va savoir pourquoi moi. C'est ainsi, c'est moi et de plus en plus toi. Tu t'étendras sur un divan et tu seras prêt à payer cher, très cher pour comprendre. Tu écriras des vers de sang ou de joie pour me maudire ou me louer. Je serai d'exclamation ou d'interrogation, jamais finale. Tu me sentiras dans le creux de deux mains réunies ou dans le cri d'un nouveau-né ou dans un sourire comme tu ne m'auras encore jamais éprouvée. Alors, tu rendras grâce à tant de tribulations qui t'auront permis, enfin, de me connaître. Tu interrogeras ton histoire - mais je suis ton présent, tu convoqueras ton enfance à la barre de ton tribunal infantile ou tu sacrifieras en vain celui que tu fus - mais on ne retranche pas son devenir. Oui, tu rejetteras beaucoup de choses pour m'accueillir. Tu feras un autel pour ton ego et tu mettras des glaïeuls sur ton passé. Tu voudras faire des rites d'avant et d'après, mais moi je suis pendant. Je ne suis pas là pour t'encenser, mais pour te permettre de te réaliser. Je ne suis pas là pour arranger tes petites affaires, mais pour les régler. Poursuis tes tours de pistes et de passe-passe si ça te chante: je ne suis pas ton cinéma ni aucune autre forme de projection: je suis la mort de ta comédie intime, je suis ton chemin de vie. Je croîs très exactement au rythme de ce que tu me donnes. Sitôt que tu te mettras à te comparer, c'est certain, nous nous éloignerons. Tu auras l'impression que comme un pendule, je reviens sans cesse remettre sur le métier ce que tu auras le plus à coeur d'éviter: je ne t'aurai en fait jamais quitté, j'aurai simplement attendu patiemment que tu puisses à nouveau m'entendre. Car je ne suis pas là pour faire propre, joli, comme il faut, ni poli ni lisse. Je ne suis pas un simulacre de toi-même, je suis ta liberté. Certains m'appellent "être normal" en faisant la moue. Mais ma norme, c'est ta joie, toute la vie qui te traverse. Ma seule normalité, c'est de te rendre à ta respiration naturelle, unique et à nulle autre pareille. Les fracas les plus retentissants sont des jours immenses, des puits de lumière. Tes échecs sont peut-être notre plus grande chance de réussir pour de vrai.
As-tu besoin de preuve pour me reconnaître? Te suis-je à ce point étrangère? Tu doutes et pourtant je suis selon ta nature: je suis ta nature. Je suis on ne peut plus tangible: regarde toutes les chutes que tu as faites en m'ôtant un de mes pieds. Je suis ton lien le plus fort à la vie, je suis relations et racines. Tu as beau me triturer dans tous les sens pour tenter de m'accommoder selon tes désirs, je suis parfaite. Toutes tes explications, tes théories pour tenter de me définir ne feront que de me réduire et resteront très loin de ma réalité: tu ne peux m'approcher qu'en m'embrassant pleinement, à bras ouverts. C'est dans la fulgurance que tu me saisiras le mieux.
Brûles avec moi et brille ta vie, roi dans ton royaume."
Image: Edouard Debat-Ponsan, la Vérité sortant du puits.