Le 20 juillet 1945 meurt à Paris Paul Valéry. Après des funérailles nationales, l'auteur de La Jeune Parque (1917) et de Mon Faust (1941) est inhumé à Sète. Dans le lieu même qui lui inspira l'écriture des vers du Cimetière marin (1920).
Paul Valéry est également connu pour ses travaux de réflexion et de critique littéraire. Essais rassemblés par le poète dans Variétés I, II, III, IV,V.
(EXTRAIT)
La lecture me pèse ; il n'y a guère que l'écriture qui excède un peu plus ma patience. Je ne suis bon qu'à inventer ce qu'il me faut sur le moment. Je suis un misérable Robinson dans une île de chair et d'esprit tout environnée d’ignorance, et je me crée grossièrement mes ustensiles et mes arts. Je m'applaudis quelquefois d'être si pauvre et si incapable des trésors de la connaissance accumulée. Je suis pauvre, mais je suis roi ; et sans doute, comme le Robinson, je ne règne que sur mes singes et mes perroquets intérieurs ; mais enfin, c'est régner encore... Je crois, en vérité, que nos pères ont trop lu et que nos cerveaux sont faits d'une pâte grise de livres...
Je reviens à ma questionneuse que j'ai laissée suspendue un instant à quelque clou de la durée. Cette femme sans visage, dont je ne sais que le parfum de papier (et ce puissant parfum me donne une idée de nausée), met enfin une étonnante insistance à me faire expliquer sur les mythes et sur la science des mythes dont elle veut à tout prix que je lui parle, et dont je ne sais que ce que je veux. Je ne devine pas ce qu'ils lui importent.
Que si ce fût de vous, ma sage et simple amie, et que votre curiosité sur ce point eût essayé d'irriter ma paresse, jamais vous n'eussiez tiré de ma tête autre chose que de pures plaisanteries, dont la plupart impures, et le reste légères. Entre personnes qui se connaissent par essence, ― comme il arrive de vous et de moi, hélas ! ― rien ne compte que ce rapport mystérieux des êtres mêmes ; les paroles ne comptent pas, les actes ne sont rien... [...]
Je vous confesse tout d'abord qu'au moment d'appliquer mon effort à concevoir le monde des mythes, j'ai senti mon esprit rétif ; je l'ai poussé, j'ai forcé son ennui et ses résistances, et comme il reculait sous ma pression, retournant son regard vers ce qu'il aime, désirant ce qu'il fait le mieux dont il me peignait trop vivement les attraits, je l'ai jeté en fureur au milieu des monstres, dans la confusion de tous les dieux, des démons, des héros, des espèces horribles et de toutes ces créatures des anciens hommes, lesquels mettaient leur philosophie à peupler l'univers aussi ardemment que nous mîmes plus tard la nôtre à le vider de toute vie. Nos ancêtres s'accouplaient dans leurs ténèbres à toute énigme, et lui faisaient d'étranges enfants.
Je ne savais m'orienter dans mon désordre, à quoi me prendre pour y planter mon commencement et développer les vagues pensées que le tumulte des images et des souvenirs, le nombre des noms, le mélange des hypothèses éveillaient, ruinaient en moi devant mon dessein.
Ma plume piquait dans le papier, ma main gauche tourmentait mon visage, mes yeux trop nettement se peignaient un objet bien éclairé, et je sentais trop bien que je n'avais aucun besoin d'écrire. Puis cette plume, qui tuait le temps à petits traits, se mit d'elle-même à esquisser des formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes trop fluides et faciles...
Elle engendrait des mythes qui découlaient de mon attente dans la durée, cependant que mon âme, qui ne voyait presque pas ce que ma main créait devant elle, errait comme une somnambule entre les sombres murs imaginaires et les théâtres sous-marins de l'aquarium de Monaco!
Qui sait, pensai-je, si le réel dans ses formes innombrables n'est pas aussi arbitraire, aussi gratuitement produit que ces arabesques animales? Quand je rêve et invente sans retour, ne suis-je pas... la nature ? ― Pourvu que la plume touche le papier, qu'elle porte de l'encre, que je m'ennuie, que je m'oublie, ― je crée ! Un mot venu au hasard se fait un sort infini, pousse des organes de phrase, et la phrase en exige une autre, qui eût été avant elle; elle veut un passé qu'elle enfante pour naître... après qu'elle a déjà paru ! Et ces courbes, ces volutes, ces tentacules, ces palpes, pattes et appendices que je file sur cette page, la nature à sa façon ne fait-elle de même dans ses jeux, quand elle prodigue, transforme, abîme, oublie et retrouve tant de chances et de figures de vie au milieu des rayons et des atomes en quoi foisonne tout le possible et l'inconcevable ?
L'esprit s'y prend tout de même. Mais encore il renchérit sur la nature ; et non seulement il crée, comme elle a coutume de le faire, mais il y ajoute qu'il fait semblant de créer. Il compose au vrai le mensonge ; et cependant que la vie ou la réalité se borne à proliférer dans l'instant, il s'est forgé le mythe des mythes, l'indéfini du mythe, ― le Temps...
Paul Valéry, « Petite lettre sur les mythes », Variété II, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1930, pp. 226-230.
Voir aussi :
- la biographie de Paul Valéry sur le site de l’Académie française ;
- le site Études Valéryennes ;
- (sur Terres de femmes) 30 mars 1917/Publication de La Jeune Parque de Paul Valéry ;
- (sur Terres de femmes) 19 février 1924/Conférence de Paul Valéry sur Baudelaire ;
- (sur Terres de femmes) 23 juin 1927/Discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française.
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