(dépêche)
Comment être un intellectuel musulman modéré en Europe ?
Point de vue
LE MONDE | 11.07.09 | 14h40 • Mis à jour le 11.07.09 | 14h40
On a beau dire que l'oecuménisme est désormais une utopie dépassée, constatons que, dès lors qu'il s'agit de stigmatiser un adversaire, l'oekoumène se reconstitue en un clin d'oeil, et
catholiques et protestants se remettent à parler la même langue. La langue de la haute administration de la foi, de l'Inquisition moderne.
Il y a environ six mois, le ministre-président du Land de Hesse (en Allemagne) a annoncé que le prix de la culture serait placé sous le signe de l'esprit de tolérance et du "dialogue
interreligieux". C'est pourquoi il devait être décerné à un catholique, à un protestant, à un juif et à un musulman - ce dernier étant Navid Kermani. Louable initiative, pour un Land dont le
ministre-président nourrit si soigneusement sa réputation de xénophobie.
Et pourtant, en une nuit, cette céleste harmonie entre les religions a volé en éclats. Le cardinal Lehmann et Peter Steinecker sont en effet tombés sur un article dudit Navid Kermani, paru dans
la Neue Zürcher Zeitung du 14 mars, qui proposait une méditation, vue d'une perspective musulmane, sur un tableau du peintre baroque Guido Reni (1575-1642) représentant une scène de crucifixion.
Voici que ses deux colauréats ont considéré ce texte comme "une attaque intolérable menée contre le coeur même du christianisme" et ont menacé le ministre-président Koch de refuser le prix au cas
où Kermani ne se le verrait pas retirer. Dans un esprit d'obéissance, le gouvernement du Land a cédé au chantage clérical. On a laissé choir Kermani, lequel a pris connaissance de son
"excommunication" par voie de presse. Entre-temps, la remise du prix a été différée à l'automne. Cet événement constitue une défaite éclatante que les Eglises chrétiennes se sont infligée à
elles-mêmes. Le cardinal Lehmann n'a visiblement pas lu une ligne des ouvrages de Navid Kermani. Grave erreur. Né en 1967 de parents iraniens demeurant à Siegen (Allemagne), celui-ci a suivi des
études de théâtre et de philosophie. Il a été assistant à la mise en scène puis conseiller artistique et s'est vite forgé un nom en tant qu'écrivain et essayiste, spécialiste notamment de
l'islam.
Quiconque a pris la peine de se plonger dans sa lecture du Coran connaît son programme. Celui-ci ne constitue pas seulement une profession de foi en faveur d'un islam pacifique ; c'est un appel à
la paix entre les trois religions monothéistes. C'est par une expérience esthétique, selon lui, que se dévoile le noyau éthique de la religion. Car celui qui reconnaît, à la lumière de l'Ecriture
sainte, le miracle du monde, rencontrera la grâce. Et en quoi consiste celle qui est rendue à la Création ? En la paix. "Dieu est beauté."
Exaltation de la Création, renonciation au sacrifice, démystification de la violence : telle est aussi l'esprit qui imprègne le corps du délit, autrement dit le texte sur Guido Reni que Lehmann
et Steinacker qualifient d'"attaque intolérable" contre la foi chrétienne. Certes, Kermani ne laisse planer aucun doute sur le fait que, en tant que musulman, il rejette strictement la Croix et,
plus encore, qu'il la ressent comme du paganisme, qu'il y voit une profanation et de l'idolâtrie. "J'ai une méfiance de principe à l'égard de la Croix, écrit-il. Non que je n'aie rien à lui
reprocher. Je la refuse, un point c'est tout. Justement parce que je la prends au sérieux (...). Accessoirement, je trouve l'hypostasie de la souffrance barbare, elle traduit une haine du corps,
un défaut de reconnaissance par rapport à la Création." Une mystique de la victime sacrificielle qui n'est pas sans le révolter aussi quand il la voit à l'oeuvre dans son propre univers de
référence, celui du chiisme, où, dit-il, " le martyre se retrouve célébré jusqu'à la pornographie" - comme dans le christianisme
En bref, quand Kermani entre dans la basilique romaine de San Lorenzo, sa religion est faite... Un musulman ne croit pas à la Croix, et que les chrétiens s'en étonnent, voilà qui a déjà de quoi
surprendre. Mais étrangement et contre toute attente, ce tableau de Reni exerce un attrait mystérieux sur lui, il ne le quitte plus. D'une mystique de la Passion sacrificielle et sanglante, pas
trace ici ; la chair torturée se montre ici presque immaculée, inentamée : une image de recueillement en somme sur laquelle Jésus dans une transe contemplative paraît contempler le monde. Reni
n'est pas comme un Greco, au service de la Contre-Réforme. Pas plus qu'il n'est un propagandiste de la souffrance ni de l'humiliation systématique de ce bas monde.
Kermani voit autre chose dans cette représentation du crucifié. Il y décèle un doute irrépressible dans la justice divine. Pour lui, le portrait de Reni est la représentation tout à fait
monstrueuse d'une révolte métaphysique - la rébellion du Fils contre le Père. Jésus, abandonné de Dieu, souffre par le fait du Créateur. Kermani ne méconnaît pas le contenu de scandale que
véhicule la Croix, au contraire il le met en évidence. Que Jésus meure en représentant de l'humanité entière, qu'une représentation de la Croix symbolise le doute sur la foi dans le cadre d'une
réflexion esthétique - voilà qui bouleverse Kermani au point que vient sous sa plume une phrase sulfureuse, hérétique dans son sens : ce tableau serait de part en part une "bénédiction", et il en
viendrait presque lui-même à adhérer à la Croix.
Le retournement est spectaculaire. Kermani, l'air de rien, propose ici une contre-interprétation substantielle de la mystique doloriste de l'Eglise catholique. Dans ses sermons, le pape ne cesse
de parler de la "souffrance en Dieu", ce qui signifie que la foi chrétienne prodigue de la consolation dans la mesure où Dieu compatit d'emblée à la souffrance humaine et ne laisse personne seul
face à son malheur. Pour Kermani, une telle conception est trop résignée. Lui ne parle pas de "souffrir en Dieu" mais de souffrir de Dieu. Dans le tableau de Reni, c'est en fait la question
soulevée par Job qui est posée par Jésus lui-même : pourquoi le monde est-il crucifié par la douleur, alors même qu'il se plie à la volonté divine ?
Pour un agnostique, ces questions n'ont aucun sens, mais elles n'en ont pas moins des conséquences bien réelles : l'enjeu est celui de la rationalisation des religions et par contrecoup de la
paix dans le monde. Aussi, suggère Kermani entre les lignes, ne serait-il pas magnifique que toutes les convictions abrahamiques s'unissent pour cesser de vouer un culte à la victime, pour
proscrire la violence et pour célébrer la paix ? Les Eglises n'auraient pu imaginer un interlocuteur plus fin, mieux disposé ni plus compréhensif que cet intellectuel musulman. Kermani se tient à
mille lieues du conformisme de gauche, qui confond allègrement la religion avec l'obscurantisme et s'imagine qu'il suffit pour s'en tirer d'ânonner l'abécédaire de la justice sociale.
Cela dit, il est légitime de trouver suspect le catholicisme sirupeux de quelques auteurs qui font du pape actuel le prince des antimodernes, planant dans les nuages du Sacré Coeur de Jésus sur
nos paysages de décadence et prétendant sauver l'humanité grâce à la messe en latin.
Si même dans les si vertes vallées du Seigneur qui s'étendent entre Mayence et Wiesbaden on n'aboutit pas à un accord - alors la paix universelle est en danger, car il n'y a aucune chance de
réconciliation générale dans un monde où les religions se font la guerre et sont infectées par le virus du pouvoir. Et si, dans notre idyllique paysage cléricalo-universitaire, l'usage des
convenances herméneutiques s'est tant soit peu conservé, force sera de constater que, au regard des considérations d'un Kermani, les appels habituels et les sempiternelles invocations au
sacro-saint dialogue et à la tolérance ne sont que du kitsch bon pour les sermons du dimanche.
Le conseil d'administration du prix joue la montre et tous devraient chercher à "reprendre langue". Voilà bien de l'onction, mais Kermani n'a aucune raison de demander pardon. Pas plus qu'il n'a
à s'expliquer ni à procéder à la moindre rétractation. Il suffit que les hommes d'Eglise aillent vers lui et fassent la paix, et alors nous pourrons dignement célébrer la Pentecôte, la fête
pendant laquelle le Saint-Esprit réconcilie tous les croyants par la langue.
Traduit de l'allemand par Nicolas Weill
Journaliste à Die Zeit
Thomas Assheuer
Article paru dans l'édition du 12.07.09