Les métiers de la marchandise : l’épicier du Moyen-Age au XVIIIeme siècle
“L’épicier proprement dit fut primitivement chez nous le marchand de gros, l’épicier grossier (les Anglais désignent encore leur épicerie sous le nom de grocery). Il recevait de première main les drogues et les épices, et les vendait soit au détaillant, soit directement au consommateur. Le détaillant n’appartenait pas au corps de l’épicerie son nom officiel était regrattier il débitait, non seulement de l’épicerie, mais du pain, du sel, du fromage, des œufs, du poisson de mer, de la volaille, du gibier. Il pouvait être établi en boutique, mais le plus souvent il était marchand ambulant et, depuis le matin jusqu’au couvre-feu, il allait par les rues joignant sa mélopée aux autres crieries de Paris. L’acheteur qui se respectait faisait ses emplettes chez l’épicier. Mais à petite bourse petit marchand le menu peuple accordait ses préférences à l’éventaire du regrattier; il le trouvait à sa portée et répondait à l’appel.
Le regrattier ne put forcer les cadres de l’épicerie aussi longtemps que les monopoles subsistèrent; mais, après la Révolution, le premier venu, pourvu qu’il payât patente, eut les mêmes droits que les anciens maîtres, put prendre le même titre qu’eux, et les intrus, les parvenus de l’épicerie, se multipliant dans toute la ville, en relations de chaque jour avec leurs voisins, sans cesse sous leurs yeux, il devinrent pour ainsi dire le type consacré de l’épicier aussi s ont-ils fait déchoir l’épicerie dans l’opinion
Notre siècle (le XIXe siècle) partage encore trop les préjugés aristocratiques de Cicéron, pour qui le commerce de détail était chose sordide, tandis que le commerce d’importation en grand pouvait s’avouer, à la rigueur. Mais, tout en repoussant cette hiérarchie, tout en refusant de parquer le petit commerce dans une caste infime, il faut ici voir l’épicerie sous ses r différentes formes, et tenir à la fois compte du gros et du petit négoce. L’épicier grossier, pour qui sans doute le commerce du gros n’excluait pas le détail, est le prédécesseur direct des marchands qui continuent encore le même commerce dans le quartier adopté par l’épicerie dès le moyen âge. Fixée définitivement dans la rue des Lombards et aux environs, elle y a assez fidèlement gardé sa physionomie première. Le magasin n’a pas fait de concession au luxe la nécessité ne s’en imposait pas les caisses, les fûts, les ballots ne laissent d’ailleurs aucun mur libre pour le décorateur. Sans doute, le local a dû être élargi pour répondre à l’importance des affaires et à la multiplicité croissante des opérations l’étroite façade du moyen âge avec sa fenêtre unique, dont le bord recevait l’étalage et l’auvent sous lequel le marchand traitait avec l’acheteur, a dû disparaître mais la maison a gardé ses titres de noblesse commerciale représentés par des enseignes séculaires. Le Centaure, la Barbe d’Or, le Bras d’Or, le Soleil d’Or, l’Image de Notre-Dame rappellent l’époque ou. les maisons ne portaient pas encore de numéros le Mortier d’Or date au moins du xve siècle. Villon, dans son Petit Testament, M réserve un legs. Dans ces parages, se sont de tout temps réalisées de grosses fortunes. En 1470, Louis XI ne trouve rien de mieux pour son hôte, Alphonse V, roi de Portugal, que de l’installer dans le logis de l’épicier Laurent Herbelot, rue des Prouvaires.
Dès le XVe siècle, la chimie médicale avait fait assez de progrès pour que le divorce de la pharmacie et de l’épicerie s’imposât s’il ne fut définitivement prononcé qu’en 1777, lorsque le Collège de pharmacie s’ouvrit rue de l’Arbalète, il avait déjà été précédé d’une séparation légale. La difficulté était de régler les droits de chaque partie; mais, à partir du règne de Charles VIII, épiciers-droguistes et apothicaires sont bien distincts. La tendance de plus en plus prononcée est de réduire l’épicerie au commerce des matières premières ou drogues simples, sans le droit de procéder aux pesées médicales, au dosage ou à la confection des médicaments. A partir de 1777, les pharmaciens forment enfin un corps absolument séparé. Leur monopole s survécut à l’ancien régime, et il fut le seul; le nouveau code lui donna une nouvelle consécration.
Mais les épiciers, battus en brèche du côté de la pharmacie, n’avaient pas attendu la Révolution pour s’indemniser d’un autre côté ils transformèrent peu à peu leur négoce en spéculant, dès le XVIIe siècle, sur la commodité que trouve l’acheteur à faire ses emplettes dans un même magasin. Dès 1620, ils vendirent du fer ouvré et non ouvré, du charbon de terre, même. Cependant, pour chacun de leurs empiétements, ils durent se soumettre à des conditions protectrices des droits et des intérêts respectifs en 1731, ils sont autorisés à vendre ratafias, eaux de senteur, fruits à l’eau-de-vie mais ils les livrent par bouteilles pour ne pas faire tort aux limonadiers de même, ils doivent fournir le café non brûlé, le thé en feuilles et non en infusion, mais ils conquièrent le droit de faire boire de l’eau-de-vie et des liqueurs même à leur comptoir. En 1740,ils tiennent les légumes secs en gros et en détail, mais avec obligation d’en porter un tiers aux halles et interdiction de les tirer d’un rayon moindre de vingt lieues autour de Paris. Avec des restrictions analogues, ils continuèrent d’annexer les commerces les plus divers; tandis que les jambons et autres viandes de porc en provenance de Bordeaux, Bayonne, Mayence ou ailleurs ne devront pas sortir de leurs magasins autrement que par tonnes, le papier, au contraire, ne s’y écoulera qu’au cahier ou à la main, et non à la rame. La provision de vinaigre ne dépassera pas trente pintes et sera débitée pinte par pinte. Pour être libres de vendre les couleurs broyées et non plus brutes, plusieurs épiciers se firent recevoir peintres. La Révolution les affranchit de toutes ces gênes ils ne furent plus tenus de respecter que les droits du pharmacien et ceux de l’herboriste. Les règlements du 21 germinal an XI assurèrent définitivement au seul pharmacien la vente des médicaments préparés et des substances vénéneuses, au seul herboriste celle des herbes et substances médicinales inoffensives, et l’épicier n’obtint de tolérance que pour les farines de graine de lin et de moutarde, la gomme et les sirops où elle entre, ces substances étant à double fin et pouvant être réclamées pour l’usage domestique.
Après la bataille d’Ivry, le duc de Nemours organisa 1défense de Paris et assigna à chaque détachement de la milice la partie du rempart qu’elle aurait à défendre. L’apothicaire Du Fresnoy était colonel des forces qui eurent à garder le rempart Saint-Honoré. Les épiciers, en effet, n’attendirent ni 1830 ni 1789 pour parader sous le costume militaire dans les cadres d’une milice urbaine. Sans remonter jusqu’à Bouvines où Philippe-Auguste opposa des contingents communaux à la formidable agression tudesque, sans parler non plus du guet des bourgeois institué par Louis IX, nous voyons Louis XI armer contre la ligue du Bien public artisans bourgeois de Paris, et leur confier la « garde, tuicion et defense de sa bonne ville et habitants d’icelle». Les hommes de seize à soixante ans eurent à se procurer un habillement « souffisant selon leur possibilité, une longue lance couleuvrine à main, une brigandine, une salade ». Maîtrise et artisans furent répartis en soixante et une compagnies distinguées par des bannières armoriées de leurs insigne: les épiciers-apothicaires formaient la 48e bannière chacun fut autorisé à sortir costumé et armé, les dimanches et jours de fêtes les six métiers avaient leur rang aux entrées solennelles où ils représentaient le commerce parisien. Le décret du 23 juin 1790 abolit les armoiries celui du 17 mars 1791 supprima les corporations. Ce fut sans doute au grand regret des privilégiés mais de pires soucis leur étaient réservés; les boutiques d’épiciers furent particulièrement menacées lorsque la disette des denrées déchaîna l’émeute, et plusieurs furent mises à sac ; les pillards éventraient ballots et barils, et vendaient à vingt sous le sucre qui en valait plus de trente. Le blocus continental le fit monter bien davantage, mais du mal sortit un bien la betterave, entrant en concurrence avec la canne, devait permettre un jour à l’épicerie de vulgariser un produit longtemps interdit au pauvre. La transformation de la s chicorée en café fut un bienfait plus discutable, à cause même du parti qu’en surent tirer les vendeurs indélicats.”
Source : grande Encyclopédie