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La crise financière, qui couvait de longue date, n’en finissait pas d’échauffer les esprits et bâtait mal pour les banques de Wall Street. Les masques tombèrent au printemps 2008 : en mars, on perdit Bear StearnsBear Stearns ou le génie financier (...) Comme toujours, la rapidité de la chute surprit l'opinion ; en juin 2007, la banque d'affaires Bear Stearns avait certes publié des résultats détestables, mais sa communication fut assez obscure pour qu'on n'y discernât pas les relents délétères d'une crise plus profonde. James Cayne lui-même, maître des lieux, assez détaché du réel, ignora le danger, continuant d'alterner le golf et le bridge selon les humeurs du ciel. Le banquier de Madison Avenue, l'un des plus gros acteurs du moment sur le marché des prêts hypothécaires, fit alors l'objet d'importants appels de marge sur les positions de deux de ses fonds (…) , en juillet Indymac, d’autres aussi, de moindre épaisseur mais du même sang. La haute finance éclairée, à qui une si longue habitude de l’affairisme et du pouvoir tenaient désormais lieu de lumière, vit les meilleurs des siens rendre l'âme. Lehman Brothers, que l’on soupçonnait d’insolvabilité, le souffle court, raide de dettes et de créances toxiques, périclita bientôt après, menaçant longuement d’une fin prochaine. En septembre, la messe bancaire étasunienne était dite, et ses miasmes se répandirent partout à l’entour. L’asphyxie qui avait exténué la finance étouffa l’économie en cinq sec. Car le crédit est aux affaires ce que le fer est au béton : il arme ses châteaux de sable et les tient debout. Les banques au tapis, le Marché prit le relais quand il apparut qu’il n’y avait plus rien à attendre des bailleurs de fonds. Les obligations corporate 1-1 refirent surface. Mais ce domaine est hautement réservé. No trespassing ! Voici la première banque du monde, le Marché ! Les capitaux, indécis et versatiles, y cherchent une allocation optimale, tourbillonnent ici et là, plus ou moins aguichés, hésitent encore puis fixent enfin leur dévolu sur telle ou telle autre destination. En se substituant aux institutions financières et en démultipliant les capacités de financement, le Marché participe ainsi à la marche des entreprises et des nations. N’étaient-ce ses déviances, cette désintermédiation paraît efficiente. Les agences de notation, qui, rappelons-le, cotèrent à l’unisson les produits de titrisationABS, CDO et consorts (...) Ziggy Stardust mourut à l'été 1973. Mi-homme mi-femme, icône androgyne au visage d’ange, cet esthète du show façonna la gloire de son créateur, un certain David Bowie, qui l’incarnait avec force dans ses grand-messes musicales. La poussière d’étoile étincela de mille feux, jusqu'à pâlir l’éclat du maître, qui s'en défit. Un quart de siècle plus tard, David Bowie, artiste aux revenus inavoués, fit une entrée en fanfare sur la scène financière : tout à ses comptes, il s’avisa d’en réclamer d’avance, à hauteur de 55 millions de dollars ! En janvier 1997, il fit titriser dix années d’exploitation de son catalogue. Les titres de la rock star avaient changé de nature (…) à l’égal des Etats les plus solvables 2, règlent le ballet de cette dette. Le risque de défaut ainsi calibré 1-2 produit alors un taux d’intérêt que l’emprunteur soumet aux prêteurs selon la qualité de sa propre signature et la conjoncture générale du moment. Le 13 novembre 2008, BMW Finance accepta de payer six points de pourcentage de plus que le rendement des emprunts d’Etat allemand : 8,875% ! Dans la foulée Metro Finance, noté BBB chez Standard & Poors, allongea le tir en lançant le 20 suivant, un emprunt rémunéré 9,375% ! Pour un peu, Finmeccanica Finance paraîtrait chiche, qui leva 750 millions d’euros en concédant seulement … 8,125% 3 ! Hélas, ces rendements somptuaires demeurent inaccessibles à l'épargnant : seuls les membres du sérail, et ceux de leur lignage, se partagent ces prébendes. Le commun est abonné à l’ordinaire. La Bourse, peu ou prou ragaillardie, reprit du moral aux beaux jours, offrant aux investisseurs des perspectives attractives quoique risquées sur les actions, plus-values et rendements compris. Le marché primaire obligataire à destination des promoteurs institutionnels ne baissa cependant pas le niveau du service de la dette. Peugeot plaça le 10 juillet une émission de 750 millions d’euros portant un coupon annuel de 8,375%, « dans le cadre du renforcement de la liquidité du groupe et de l'étalement de sa dette 4 ». Trois semaines auparavant, les britanniques avaient fait mieux, renouant avec des obligations perpétuelles à fort rendement : Standard Chartered s’était fendu d’un 9,50% ! Mais le Crédit Agricole les surpassa tous : la banque verte annonça le 19 juin dernier un emprunt de 850 millions d’euros rémunéré à hauteur de 9,75%, porté via des banques privées en Asie et, « dans une moindre mesure, en Europe, auprès de particuliers fortunés qui apprécient un tel niveau de rémunération et privilégient le long terme 5 ». L’épargnant lambda appréciera, assez connu comme chacun sait pour mépriser de pareilles offres ! Et lui préférer mille fois l’émission obligataire de l’électricien tricolore EDF, cornée urbi et orbi par toute une armée de conseillers financiers aux ordres, chargés de vendre l’emprunt comme d’autres chantent le Salut : en chœur et allegretto. Un rendement de 4,50% valait bien cela. Et la fête battit tant son plein qu’on amputa les agapes d’une semaine Quel spectacle ! Le ban et l’arrière-ban en brassières 6, convoqués pour la cause afin de ne rien hasarder, survendirent l’emprunt EDF qui butina trois fois le pot : 3,2 milliards d’euros collectés auprès de 251.000 souscripteurs ! Ce qui n'empêcha pas l'émetteur, réaliste et peut-être moins incité, de lever 822 millions d’euros au Japon 7 en obligations « samouraï » à des taux plus bas encore, quoique non publiés, tels que l'archipel les subitYen carry trade (…) Dans les années 1980, les experts applaudissent au miracle nippon. Zéro délai, zéro défaut, zéro stock : le toyotisme et d'autres recettes ont fait du Japon un modèle envié. Et bientôt craint. L'Amérique s’alarme : la valse des monnaies par rapport au dollar brutalise le yen et les taux nippons, qui bringuebalent. Les bulles éclatent, le miracle agonise. La Banque du Japon relâche la pression : en avril 1995, les taux sont au « zéro effectif ». Rien n’y fait, la déflation se poursuit. En février 2007, elle portait son taux directeur à 0,5%, son plus haut niveau depuis 1998 … (…) à ses dépens depuis la Grande Déflation. La Banque Postale elle-même, insinuée jusque dans les arrière-cours, attaqua en piqué : « de toute façon, en ce moment, il n’y a rien qui rapporte plus » entendit-on dans un bureau parisien. Pour ne pas être en reste, un banquier de chez HSBC, regardant ailleurs, rappela que « les épargnants français cherchent des rendements corrects sur des placements de courte durée 8 ». Hum ! A maturité équivalente, l’émission BMW Finance que l’on a dite paie le double ! Ainsi la grande opinion financière et ses sherpas se payent-ils le luxe de faire accroire, une main sur le coeur, l’autre dans la poche, que la multitude est bien servie. Bah, fiscalité oblige, sans abattement possible, l’obligation EDF rétribuera de l’ordre de 3,15% net 9. Et pour peu que l’inflation ressurgisse, chacun gardera son pactole jusqu’à l’échéance. Les mains tremblantes. Pour le particulier, le seyant se jauge à la rémunération du Livret A, laquelle, terrassée en même temps que les prix, ne vaut guère plus qu’un compte courant, c’est-à-dire rien. A 1,25% au premier août prochain, cet annapurna de rendement n’est pas en peine de faire considérer le tout-venant comme exceptionnel : quel qu’emprunt de circonstance fait donc l’affaire et vaut tous les alléluias de la Création. Mais l’inflation a ceci de remarquable qu’elle grimpe dans la même position qu’elle rampe 10, et le Livret A ceci d’utile qu’il suivra le rythme. Rien de tel bien sûr pour le rase-mottes obligataire à taux fixe que l’on sert pêle-mêle. Que dire alors du futur emprunt d’Etat évoqué dernièrement au château du Roi-Soleil ? L’agence France Trésor emprunte aujourd’hui à 5 ans au taux de 2,8% auprès des investisseurs institutionnels, qui, dit-on, pourraient se lasser. Il faudrait donc déployer des appels vibrants à la citoyenneté, à la solidarité nationale, bref, à la France, pour que de tels rendements, quoiqu’au mieux notés, pussent rallier la meute des épargnants. A moins de l’imposer comme naguère le firent Pierre Mauroy et Raymond Barre 11-2. C’est précisément ce que suggère Philippe Marini, rapporteur du Budget au Sénat : à défaut d’un taux de 2 à 2,5%, méprisant le retour d’inflation, un emprunt à taux zéro ou très faible imposé aux ménages les plus aisés 11-1. Une véritable obligation en somme. Adroite à gouverner pour soi, remise d’aplomb et fuyant comme la peste la contrainte administrative, réintégrée dans ses bonus, bientôt dans ses manèges, voici le grand retour de la finance. Le désordre et l’embarras dans le quotidien de l'espèce ne sont rien face aux intérêts de caste. Les affaires d’abord : plus de 22 milliards d’euros de dette corporate auront été collectés en novembre 2008, avec les pics de rendement que l’on a vus. Celui qui tient le couteau partage le gâteau. Les ramasse-miettes suivent. C’est la règle. (1) Obligations et notation des émetteurs - Source Wikipédia Une obligation peut être émise par : un État dans sa propre devise (Emprunt d’Etat), un Etat dans une autre devise que la sienne (Obligation Souveraine), une entreprise du secteur public, un organisme public, une collectivité locale (Obligation du Secteur Public), une entreprise privée, une association, ou tout autre personne morale (Obligation Corporate) Echelle de notation de la dette à long terme (maturités équivalentes à un an ou plus) selon l’agence Standard & Poor’s - Catégorie investissement : (AAA) Valeurs de tout premier ordre (« gilt edged ») – (AA) Fourchette haute (« high-grade ») – (A) Notation intermédiaire (« upper-medium grade ») – (BBB) Fourchette basse, pouvant comporter des aspects spéculatifs (« medium grade ») - Catégorie spéculative : (BB & B) Eléments dits spéculatifs – (CCC, CC, C et au-delà) Absence de caractéristiques d’investissement souhaitables (« junk bond ») – Description complète des notations des agences au lien suivant : http://fr.wikipedia.org/wiki/Obligation_(finance) (2) Frédéric Lordon (2008) – Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières » Page 46 - « Cette distorsion du jugement par les intérêts commerciaux est spectaculairement visible dans la distribution statistique des notes respectivement données aux dettes d’entreprise [ndla corporate] et aux titres de la finance structurée [ndla titrisation des crédits]. Alors que, en bonne normalité statistique, les dettes d’entreprise de cotation moyenne sont les plus nombreuses, les dérivés de crédit reçoivent la note maximale pour 60% d’entre eux – contre 2,5% en moyenne pour les entreprises - et le segment le mieux noté (notations supérieures ou égales à A) représente à lui seul près de 80% du total. Ainsi, les dérivés de crédit vus avec les lunettes des agences de notation présentent-ils cette bizarrerie statistique que les produits exceptionnels y sont les plus nombreux … » (3) La Tribune, le 28/11/2008 - « Afflux d’émissions sur le marché du crédit » Principales émissions corporate sur le marché de l’euro en novembre 2008. Echéance de l’emprunt entre parenthèses : BP Capital : 500 M€ à 4.25 % (10 janvier 2011) - BASF : 1250 M€ à 6 % (4 décembre 2013) - Centrica : 750 M€ à 7.125 % (9 décembre 2013) - Vodafone : 1000 M€ à 6.875 % (4 décembre 2013) - Finméccanica Finance : 750 M€ à 8.125 % (12 mars 2013) - Total : 1000 M€ à 4.75 % (12 octobre 2013) - Ventenfall Treas : 650 M€ à 6.75 % (31 janvier 2019) - Ventenfall Treas : 850 M€ à 5.75 % (12 mai 2013) - Danone Finance : 1000 M€ à 6.375 % (2 avril 2014) - Carrefour : 700 M€ à 6.625 % (12 février 2013) - Metro Finance : 500 M€ à 9.375 % ( 28 novembre 2013) - Electricité de France : 2000 M€ à 5.625 % ( 23 janvier 2013) - ENI : 1250 M€ à 5.875 % (20 janvier 2014) - Air Liquide Finance : 600 M€ à 6.125 % (28 novembre 2012) - ADP : 500 M€ à 6.375 % (24 janvier 2014) - E.ON Int Finance : 1000 M€ à 4.75 % (25 novembre 2010) - Belgacom : 200 M€ à 4.375 % (23 novembre 2016) - Belgacom : 175 M€ à 4.125 % (23 novembre 2011) - Iberdrola Finance : 600 M€ à 7.50 % (25 novembre 2015) - Iberdrola Finance : 1000 M€ à 6.375 % (25 novembre 2011) - West LB : 50 M€ à 5 % (18 novembre 2013) - BMW Finance : 750 M€ à 8.875 % (19 septembre 2013) - ENBW : 750 M€ à 8.875 % (20 novembre 2018) - ENBW : 750 M€ à 6.875 % (20 novembre 2013) - RWE Finance : 1000 M€ à 6.625 % (31 janvier 2019) - RWE Finance : 1000 M€ à 5.75 % (20 novembre 2013) - Shipol : 700 M€ à 6.625 % ( 23 janvier 2014) (4) Capital.fr, le 10/07/2009 - « PEUGEOT confirme son émission obligataire »(5) La Tribune, le 19/06/2009 - « Crédit Agricole renforce ses fonds propres »(6) Vieilli : directions par lesquelles on ôte à quelqu’un la liberté de sa propre conduite (Littré 1970) (7) CercleFinance.com, le 03/07/2009 – « EDF a vendu des obligations ‘ samurai ’ au Japon »(8) Le Monde, le 08/07/2009 - « 251.000 souscripteurs à l’emprunt EDF » « … Au guichet d’une agence de la Banque Postale du 13e arrondissement de Paris, on indique avoir ‘ eu tout type de clientèle, du petit épargnant au client fortuné. De toute façon, en ce moment, il n’y a rien qui rapporte plus ’ (…) Chez HSBC France, le compte sur livret et le Livret A sont les placements qui ont le plus souffert. ‘ Les épargnants français cherchent des rendements corrects sur des placements de courte durée ’, indique un banquier » (9) Quelques compléments sur le placement obligataire : Fiscalité : 11% pour la Contribution Sociale Généralisée (CSG), plus 1,1% pour le Revenu de Solidarité Active (RSA) soit 12,10% de prélèvement immédiat. Les coupons sont ensuite soumis à l’Impôt sur le Revenu (IR) ou au prélèvement libératoire de 18%, selon l’arbitrage du contribuable. Dans ce dernier cas, l’obligation se trouve donc imposé au taux de 30,1%, soit pour l’emprunt EDF, un rapport net de 3,15%. Contrairement aux dividendes d’actions, les coupons obligataires ne bénéficient d’aucun abattement. Opportunité : le prix des obligations à taux fixe sur le marché secondaire de la revente évolue en sens contraire du taux. Ainsi, si l’inflation venait à reparaître, l’augmentation des taux (ou tout également une augmentation du taux des emprunts d’Etat pour mieux motiver les acheteurs) amoindrirait le prix du titre à la revente, faisant subir à son souscripteur une perte en capital. D’où la stratégie possible de conserver l’emprunt jusqu’à son terme avec dans tous les cas un nominal de remboursement plus ou moins rogné par l’inflation. (10) Citation détournée de Jonathan Swift concernant l’ambition (11) Les Echos, le 25/06/2008 - « Interview de Philippe Marini » Pierre Marini – « Pour être raisonnable, l’emprunt de l’Etat auprès des particuliers devrait donc être proposé au taux de 2% ou 2,5%. J’ai pour ma part une autre proposition : l’Etat pourrait imposer un emprunt à taux zéro, ou à taux très faible, aux ménages les plus aisés. Cet emprunt, qui pourrait être souscrit sur cinq ans rapporterait entre 5 et 10 milliards d’euros » Pierre Marini – « L’idée n’est pas nouvelle. Pierre Mauroy avait imposé un emprunt égal à 10% de l’impôt dû, pour tous les ménages payant plus de 5.000 francs d’impôt. Raymond Barre avait mis en place un prélèvement remboursable de 8,8% qui avait rapporté 8 milliards de francs » Illustration : Image extraite du site Diagnostic & Expertise