A chacun ses figures du grand banditisme…
Les cinéastes français ont pu récemment, et dans des styles très différents, s’inspirer des faits d’arme d’Albert Spaggiari, Jacques Mesrine ou Michel Vaujour…
Mais les américains ont eux aussi leurs gangsters de légende, leurs « public ennemies », comme les appelaient policiers et agents fédéraux (1), et on ne compte plus les chefs-d’œuvre qu’ils ont inspiré. Al Capone a ainsi servi de modèle au héros du Scarface de Howard Hawks, et a été mis en valeur dans plusieurs films, dont Les incorruptibles de Brian De Palma. Les frères Newton ont eu « leur » film, Le gang de Newton. Faye Dunaway et Warren Beatty ont rendu légendaire la cavale meurtrière de Bonnie & Clyde dans le film d’Arthur Penn. Charles Bronson incarnait Machine gun Kelly dans le film éponyme de Roger Corman et plus récemment, Frank Lucas, joué par Denzel Washington, était le héros de l’American gangster de Ridley Scott.
Frank Dillinger, braqueur de banque du début des années 1930, a lui aussi servi de base à plusieurs films. Une première fois en 1945, avec Lawrence Tierney dans le rôle-titre et Max Nossek aux commandes. Une seconde avec le Dillinger de John Millius, daté de 1973 et mettant en scène Warren Oates. Plus quelques téléfilms et une œuvre plus fantaisiste, Dillinger & Capone, signé par Jon Purdy.
Les derniers mois de la courte vie de ce braqueur légendaire et la traque menée par l’agent fédéral Melvin Purvis constituent également le sujet du nouveau film de Michael Mann, Public ennemies.
On voit bien ce qui a pu intéresser le réalisateur de Heat dans cette histoire tragique. John Dillinger n’était pas un vulgaire malfrat attiré par l’argent ou un détraqué avide de sang, mais un homme intelligent, à la personnalité complexe. Il était certes un homme dangereux, n’hésitant pas à tuer pour protéger sa fuite, mais il prenait soin de ne jamais rien faire qui pourrait écorner son image auprès de l’opinion publique. C’est pour cela qu’il se cantonnait au braquage de banques, institutions fort peu populaires au sortir de la crise de 1929, car ayant provoqué la ruine de nombreux clients. Il s’attirait la sympathie du peuple en ridiculisant les banques, grâce à des mises en scènes savamment orchestrées. Et bien sûr, il mettait un point d’honneur à ce que les quidams présents lors des braquages ne soient pas blessés. Mieux, la légende veut qu’il leur ait même restitué une partie du butin. Un vrai Robin des Bois des temps modernes, très apprécié du grand public à une époque où les films de gangsters hollywoodiens attiraient les foules dans les cinémas. C’est d’ailleurs en sortant de la projection de l’un de ces films – L’ennemi public n°1, avec Clark Gable – que Dillinger a été abattu par la police.
Comme la plupart des héros des films de Michael Mann, de Nathael Poe / Hawkeye à Mohammed Ali (2), Dillinger est un être charismatique, volontaire et opiniâtre, qui s’investit totalement dans son « métier » et obéit à sa propre conception de la morale. Son sens de l’honneur fait qu’il n’abandonne jamais l’un de ses complices en difficulté, dusse-t-il mettre sa propre vie en péril. Et lorsqu’il donne sa parole, il la tient… C’est un bonhomme intéressant. Très méthodique, prudent, il est capable de coups de folie sacrément culottés, comme cette provocation qui consiste à visiter les bureaux… des policiers chargés de l’appréhender ! De la même façon, il est capable de tirer de sang froid sur des policiers et s’avère tendre et sensible avec l’élue de son cœur, une jeune femme du nom de Billie Frechette.
En insistant particulièrement sur cette relation, Mann dresse un portrait nuancé du personnage, ni ange ni démon, mais profondément humain. Ceci lui permet d’une part, d’éviter de sombrer dans l’hagiographie un peu malsaine – Dillinger était quand même un criminel… - et d’autre part d’opposer le gangster à une autre figure, tout aussi ambigüe et nuancée, celle de l’agent spécial Melvin Purvis. Car le cinéaste affectionne tout particulièrement les affrontements entre personnages forcément différents puisque antagonistes, mais en même temps très semblables dans leurs parcours et leurs mode de pensée.
Heat reposait entièrement sur ce schéma, jouant la carte de l’opposition de deux monstres sacrés du cinéma, Pacino (le flic) et De Niro (le truand). Public ennemies ne fait qu’exploiter cette recette qui a largement fait ses preuves, en prenant un malin plaisir à brouiller la frontière entre le bien et le mal. Ici, certains gangsters ont une attitude plus noble que les policiers qui les pourchassent, brutes épaisses n’hésitant pas à recourir à la force et à la torture pour parvenir à leurs fins.
Car le film se déroule à une période charnière, celle de la naissance du F.B.I. de John Edgar Hoover, police inter-états plus efficace que les forces de l’ordre locales face à certains types de malfrats, et celle où le crime organisé commence à se diriger vers des activités tout aussi lucratives, mais plus discrètes… Michael Mann fait de ses deux personnages principaux, Dillinger et Purvis, les derniers représentants d’une époque révolue, celle des figures légendaires de l’ouest américain, des shérifs téméraires et des outlaws impitoyables. Ce sont des héros solitaires – ou du moins des héros esseulés, qui perdent peu à peu les compagnons qui partageaient les mêmes convictions, le même sens de l’honneur et de la morale. Ils savent que les temps changent et qu’ils n’ont plus leur place dans cette nouvelle société qui est en train de voir le jour. D’autres attendent leur heure dans l’ombre, des mafieux reconvertis dans les paris illégaux aux super-flics de Hoover (3). Leur duel s’apparente donc à un ultime baroud d’honneur et enveloppe le film d’un aspect crépusculaire qui lui confère toute sa force dramatique.
Cette opposition entre un passé glorieux, plein de panache, et un présent plus feutré, plus sage, trouve une résonnance dans la direction artistique du film et dans la façon de filmer de Michael Mann. Tout y est d’un classicisme absolu, mais d’une maîtrise et d’une beauté à couper le souffle. Chaque plan est parfaitement cadré, le montage est équilibré. Les costumes et les décors sont particulièrement soignés et permettent une reconstitution d’époque très fidèle. Même perfection dans le traitement de l’image - le travail de Dante Spinotti permettant de gommer l’aspect granuleux généralement donné par les caméras HD qu’utilise le cinéaste depuis Collateral – et la partition musicale efficace d’Elliot Goldenthal.
Quant au casting, il est impeccablement choisi. Johnny Depp, tout en sobriété et en élégance, est un parfait Dillinger, dans un style très « actor studio ». Christian Bale n’est pas mal non plus en Melvin Purvis. Il évolue sur un registre proche de son personnage de Batman dans les films de Christopher Nolan, un héros un peu raide, partagé entre son devoir et ses convictions. Côté féminin, Marion Cotillard trimballe sa jolie frimousse et son superbe regard, et livre une prestation plus qu’honorable pour son premier grand rôle hollywoodien, réussissant même à émouvoir lors de sa dernière séquence. Et le reste de la distribution est tout aussi performant, des silhouettes aux rôles secondaires, occupés par d’excellents acteurs tels que Giovanni Ribisi, Jason Clarke, Billy Crudup,…, côté hommes, et Leelee Sobieski, Lilly Taylor ou Emily de Ravin, côté filles…
C’est assurément du grand cinéma hollywoodien, spectacle de haute tenue dont tous les paramètres sont maîtrisés. Mann confirme qu’il est l’un des derniers héritiers des grands auteurs américains, dans la lignée de John Ford ou d’Arthur Penn.
Ce classicisme est aussi, revers de la médaille, le seul reproche, minime ou rédhibitoire selon les goûts, que l’on peut faire au film. Car l’ensemble, malgré son indéniable beauté, malgré la perfection de sa mise en scène et de son jeu d’acteur, est un peu trop froid, trop mécanique, et manque étrangement un peu d’âme. Même si le cinéaste a probablement souhaité garder une certaine distance par rapport à ses personnages, afin d’éviter toute complaisance, on est un peu frustré de n’être ému que par intermittence. Par ailleurs, on aurait aimé un peu plus d’audace et de prise de risque de la part d’un auteur aussi brillant que Mann.
Mais attention, Public ennemies reste un très bon film, et il faudrait vraiment faire la fine bouche pour refuser le spectacle offert, d’autant qu’il s’élève bien au-delà du simple film de genre et que, jolie coïncidence, il trouve une résonnance tout particulière dans le contexte actuel de crise économique, proche de celui qui régnait aux Etats-Unis dans les années 1930, soit pile au moment des « exploits de John Dillinger…
Note :
(1) : Le terme d’«ennemi public» a été popularisé lors de la chasse au crime organisé, à l’époque de la prohibition, et a ensuite été exploité par John Edgar Hoover qui comptait sur le côté médiatique/spectaculaire des chasses aux criminels dangereux pour soigner son image de marque et développer «son» F.B.I. La traque de John Dillinger faisait partie de ce « plan de communication » savamment orchestré…
(2) : Respectivement héros de Le dernier des mohicans et de Ali
(3) : Dans le film, Mann fait de Purvis un personnage en rupture avec Hoover et la politique du F.B.I., même s’il va au bout de sa mission. Il s’appuie notamment sur la démission de Purvis, un an après la mort de Dillinger, et sur son suicide présumé, dans les années 1960. Il est probable que la réalité était sensiblement différente, et que le cinéaste l’a courbée pour servir son propos. Il y avait bien des tensions entre Hoover et Purvis, et elles sont probablement la cause de sa démission, mais c’est certainement parce que Hoover était jaloux de la notoriété grandissante de Purvis, auteur de quelques exploits retentissants dans la traque aux criminels…