Le purin dans les yeux
Alors quoi ?! On voulait prouver qu’il était possible de faire verser une larme sur une nazi(e) ? OK, c’est fait. La belle affaire. Comme s’il était possible de s’insinuer sous le scalp d’un être humain, de regarder sa vie par ses yeux, de ressentir ses émotions, sans y trouver une partie de nous-même, tout bon et généreux que nous pensions être, sans se surprendre à ne pas y retrouver cette noirceur et cette antre du mal qu’on aimerait tant débusquer dans le crâne des pires monstres. Et alors ?
Alors, c’est là qu’il se tient, ce film de 2008 oscarisé en 2009, sur le bord de la fosse, les deux mains dans la boue, tentant de regarder le purin dans les yeux et de lui faire cracher son secret. Pour réapprendre à vivre après que le bourreau ait frappé et qu’il ait raté son coup. Et pour que le bourreau réapprenne à vivre après qu’il ait raté son coup. Sauf que pour le bourreau, qu’il aille se faire foutre.
Pour les amateurs de pitchs en trois mots, l’histoire raconte, dans l’Allemagne de l’après-guerre, la liaison entre un jeune lycéen et une ancienne gardienne de camp de concentration. Ayant perdu sa trace, il la retrouve et découvre son passé à l’occasion du procès qui la révèle au grand jour.
Pour les amateurs d’un peu plus de détails et que le fait de connaître l’histoire n’a jamais empêchés de voir un film :
Michael Berg (David Kross / Ralph Fiennes) a 15 ans et est lycéen, dans l’Allemagne de 1958, quand sur le chemin du retour, il est pris d’un malaise et s’effondre sous une porte cochère. Il est secouru par Hanna Schmitz (Kate Winslet), belle jeune femme de 36 ans qui habite à l’étage, puis le remet sur pied et sur le chemin de son domicile. La cause du malaise est finalement diagnostiquée comme une scarlatine qui obligera Michael à rester éloigné du lycée pendant plusieurs mois. Il mettra ce temps à profit pour reprendre contact avec Hanna, d’abord simplement pour la remercier, puis pour construire une liaison. Cette aventure, initialement surtout physique, se colore rapidement d’un attachement amoureux. Lors de leurs rencontres, Hanna se plait en outre à lui faire lire à haute voix les livres les plus divers. On comprend progressivement, bien que Michael, lui, reste dans le plaisir de ces lectures, que la belle jeune femme ne sait ni lire ni écrire sans oser l’avouer à quiconque. La relation prend fin avec le déménagement de Hanna, partie sans laisser d’adresse.
Michael poursuit ses études, toujours hanté par le souvenir de cette relation, et entre en faculté de droit, sous l’égide du Professeur Rohl (Bruno Ganz). Son cursus l’amène à suivre, avec son professeur et les autres étudiants de sa classe, un procès depuis les bancs du public. Il s’agit de la comparution d’un groupe de femmes accusées d’avoir été gardiennes de camp de concentration après la publication du livre de la seule rescapée, avec sa fille, de leurs agissements. Michael est effondré lorsqu’il réalise que l’une d’entre elles est Hanna.
Hanna explique dans ses auditions, naïvement, comment elle a intégré les rangs de la SS alors qu’elle cherchait du travail et qu’on y offrait des postes de gardiennes. Elle explique comment son rôle impliquait de maintenir un minimum d’ordre dans le camp, et qu’il fallait bien faire de la place pour accueillir le flot continuel de nouvelles arrivantes. Elle explique que pendant que s’effondrait le toit en flamme de la bâtisse où elles avaient cantonnées les prisonnières, aucune des gardiennes n’en avait ouvert les portes de peur de laisser se disperser des détenues dans l’affolement. Se sentant prises au piège, les co-accusées, qui niaient les faits jusque là, se liguent contre elle et la décrivent comme leur responsable. La conviction des juges est emportée par l’aveu qu’elle fait d’avoir rédigé le rapport de « l’incident » à l’époque, aveu qu’elle présente, alors qu’on lui demande un échantillon de son écriture pour la comparer à celle du rapport, pour ne pas afficher la honte de son incapacité à lire et écrire. Michael n’ose pas intervenir devant l’horreur des faits qu’elle a reconnus et pour respecter son choix de masquer son analphabétisme. Hanna est condamnée à la prison à vie.
Rongé par cette histoire, Michael, devenu avocat, entreprend une correspondance avec Hanna par l’envoi de bandes magnétiques sur lesquelles il enregistre sa lecture de tous les romans de sa bibliothèque. Afin de lui pouvoir lui répondre, Hanna, dans sa cellule apprend seule à lire et écrire.
Par le jeu de remises de peine, arrive après 20 ans la perspective de la libération d’Hanna. La sachant seule, l’assistante sociale de la prison contacte Michael pour lui demander son aide pour la réinsertion. Michael accepte douloureusement et rend sa première visite à Hanna depuis leur séparation. Il reste néanmoins troublé par cette histoire, ce que ressent Hanna qui se suicide dans sa cellule le jour de sa libération, confiant à Michael le soin de remettre, en forme d’excuses, le peu d’argent qu’elle a mis de côté à la fille de la rescapée qui avait témoigné à son procès.
Fin des détails pour les amateurs-que-le-fait-de-connaître-l’histoire-n’a-jamais-empêchés-de-voir-un-film.
Passons rapidement sur les questions de forme. La mise en scène de Stephen Daldry privilégie une narration entrecoupée d’allers et retour avec le Michael présent qui renoue des liens avec sa fille qui se sont distendus depuis son divorce, et qui s’apprête à lui raconter l’histoire de sa jeunesse. Le film se construit alors en trois parties bien séparées : l’aventure, le procès, l’emprisonnement. Il semblerait que ce découpage était moins présent dans le livre de Bernhard Schlink qui a servi de base au scénario, mais il n’y a pas là de quoi perdre le sens de l’histoire. On n’est pas abreuvé d’effets spéciaux spectaculaires. Tout au plus apparaît-il un soin particulier de reconstituer une époque, avec ses petits métiers, son mobilier, ses coutumes vestimentaires. Juste un petit amusement pour un film qui n’en comporte pas tant, avec ce qui semble être un code qui se répand de figurer les années 60 par l’usage immodéré de la cigarette (voir la série « Mad men » pour une caricature de la chose).
Les acteurs font leur boulot. Le jeune Michael (David Kross), tout timide et naïf, découvrant la sensualité, est tout à fait honorable. Sa prestation dans le débat moral qui l’agite lors du procès est par contre un peu dans le surjeu de la jeunesse. Le Michael adulte (Ralph Fiennes) a un peu tendance à porter toute la misère du monde sur ses épaules, mais on ne le voit pas tant que ça à l’écran, finalement. Le Professeur Rohl met Bruno Ganz à son avantage, à la fois dans la sobriété et dans une large panoplie d’expressions. Mais Kate Winslet est sans conteste au dessus du lot, au moins dans les deux premières parties, même si c’est probablement sa performance grimée mimant l’avancée en âge dans la troisième partie qui lui a valu son oscar pour le rôle. Inutile d’enchaîner les adjectifs. Il suffit de dire qu’elle sait mettre dans son regard quelque chose du regard de Marlène Dietrich, Greta Garbo ou Uma Turman. C’est peut-être partial, mais bon, c’est comme ça que je le ressens.
Pour en revenir au fond, il faut bien avouer qu’il y a quelque chose de troublant à sentir une larme couler pendant la projection et à réaliser subitement qu’on est en train de pleurer pour une ancienne SS. Quelque chose qui vous rattrape entre l’empathie pour une situation émouvante et le retour d’une réalité affolante. Comme on se souvient combien étaient touchantes les images d’Hitler jouant avec son chien, et comme on se disait « Mais comment je peux penser à cette douceur et oublier ce qu’il y a derrière ? ».
Certes tous les engagements dans la SS, corps militaro-industriel, ne valaient pas adhésion à la doctrine du parti, parce qu’il fallait bien vivre. Certes on nous présente une erreur judiciaire, Hanna ne pouvant avoir rédigé le rapport qui lui vaut l’accusation de Responsable puisqu’elle est analphabète. Mais le plus douloureux est-il là que Hanna en écope pour 20 ans, ou que les autres qui se sont défossées sur elles n’en prennent que pour 4 ans et 3 mois, l’une pour 300 crimes reconnus, les autres pour complicité dans ces 300 crimes. On pleure bien sur une injustice, mais notre émotion nous est subrepticement volée pour la détourner en empathie pour la pauvre Hanna.
Devant des choix difficiles, certains vont vers la difficulté et pas les autres, le regard baissé vers l’immédiat rassurant quand le recul est trop effrayant. « Je gardais la porte, moi, c’est tout, je ne savais pas ce qui se passait derrière la porte », parole digne d’un gardien de camp ou d’un gardien de cave transformée en chambre de torture. Et qu’est-ce que vous voulez que je pense de leur sentiment de culpabilité ? Je m’en contre-fiche, voilà, c’est le mot. Il s’éteindra avec eux et voilà tout. Un cancéreux me parlant de sa tumeur me disait « Ca partira avec la bête ». Et en attendant que ça parte avec la bête, laissez moi m’occuper des cancéreux et envoyer au diable le sentiment de culpabilité des autres.
En attendant, il faut bien vivre, côtoyer à nouveau des bourreaux anonymes, remettre la main dans la fange même quand elle a failli vous avaler le bras. On n’est pas plus content que ça d’y replonger, mais elle est là et il faut bien faire avec. Au mieux, on peut se dire que si on comprenait comment elle se remplit sans arrêt, cette putain de fange, on pourrait peut-être ralentir le robinet à purin, et prier pour ne pas se voir un jour soi-même sortir de l’immonde tuyau et alimenter la fosse.