Livre étrange, d’entrée, avec cette cérémonie magique,
célébrée par « Dona Luisa, la mère des Saints », que l’on ne
retrouvera plus par la suite. La scène est précisément datée du 19 janvier
1970. Ensuite, il n’y aura plus de date sinon au début de la deuxième séquence,
« 12 janvier 2005 », et la mention en fin de livre :
« Cabralia, janvier 2008 ».
Livre ancré et flottant, de même, sur le plan géographique : c’est sans
précision au Brésil, un lieu entre forêt, fleuve, et mer. Le lecteur n’a pas
besoin de ces éléments : par contre, les sensations sont très présentes,
denses : les lumières, la moiteur, les oiseaux… tout un environnement
tropical sans rien de touristique. L’auteur habite là (ou bien a été là en
résidence nous apprend la 4eme de couverture) ; il n’observe plus la vie
locale parce qu’il est dedans, immergé. Donc, mention sans description du
Trenzhino, des camaroes, ou de la moqueca… des notes succinctes nous indique
qu’il s’agit d’un petit bus local, de crevettes ou d’un plat bahianais.
La magie du livre ne tient pas à ce dépaysement, mais bien au dispositif
d’écriture choisi et à la charge affective mise au cœur de ce qu’on appellera
récit à défaut d’un terme plus précisément adéquat.
Le livre est subdivisé en chapitres courts, ou plutôt une suite de scènes,
elles-mêmes séquencées en une suite de proses, elles-mêmes divisées en très
courts paragraphes, avec parfois des leitmotive isolés, en italiques,
comme : « Je t’attends, Dito,
dis, tu viendras. » ou « Elle était là, allongée, immobile. » Cette
fragmentation du récit est efficace. Bien plus que seulement esthétique, elle
permet de dépasser, d’amener au jour de la langue « ce qui aurait du
rester muet, mais qui s’est mis à prendre la parole, la place abusive,
longtemps. »
Le lecteur se trouve face à un puzzle qu’agglomèrent de très fortes tensions
affectives entre « elle », « Dito », et ce que l’on saisit
comme un accident, ou un suicide : « Elle est tombée et on l’a retrouvée sur la terrasse. » (p.62) «
Elle était à l’hôpital de Santa Maria sur la route de Coroa
Vermelha. » (p.69) La force du récit tient à ses silences, ses ellipses,
alors que les sensations restent très précises. Un peu comme si on avait un
premier plan extrêmement net et une trame volontairement laissée floue. Peu de
causalité claire, mais des expériences très fortes de la solitude et du
rien : « Quelque chose qui ne laisse plus aux autres le soin de te
sauver de ne pas avoir su, du trop tard. » (p.41) « Plus de poids dans
la poitrine et un nuage arrive, un nuage entre en moi comme un grand vide. Une
vague de vide submerge, enveloppe l’infini, porte le corps. »(p.65)
« Un cri muet, pour aller plus loin que soi, pour marcher tout droit, au
hasard, sans rien voir. Sans s’en remettre aux mots. » (p.90)
On pourrait peut-être dire que ce livre est remarquable par son écriture de la
compassion, non pas l’affliction ou la pitié, mais la capacité du poète à
entrer en osmose avec la souffrance de l’autre, et intensément la comprendre,
même s’il ne sait pas la soigner. « Aimer n’est plus un mot mais un
bégaiement vital, qui remonte animal, pour lui-même. Et la peur, que l’on en a,
dépasse toutes les violences, elle agit comme un corps étranger qui s’occupe de
nous et on la suit, on suit ses mouvements, cette envie qu’elle a de toujours
regarder par dessus notre épaule, mettre les mains sur le tumulte du
ventre. » (p. 54)
« Et tu crois que l’on peut devenir fou à force de regarder, de vouloir
voir, même si les pupilles deviennent sèches. Souvent je me demande comment les
oiseaux voient le monde, nous regardent, nous ?
Est-ce qu’ils ressentent quelque chose ?
Plus tard elle dira : tu sais, Dito, ce qui m’embête dans la mort, c’est
que je ne pourrai plus jamais voir. » (p.60)
Contribution d’Antoine Emaz
Erwann Rougé - Le pli de l’air - Ed.
Apogée – 92 pages – 14€