Voici un roman anglais contemporain vivant, palpitant des sentiments et pensées d’un héros banal de notre temps. C’est assez rare pour être noté, en ces temps de pitreries « originales » ou d’ego qui déballent leurs fantasmes et turpitudes. Nous entrons dans la peau d’un homme ordinaire, de la bonne bourgeoisie anglaise, dans ces années qui suivent juste les attentats du 11-Septembre et qui précèdent la guerre « sainte » en Irak contre l’obscurantisme et les menaces de destruction massive. Cette imbrication de l’individuel et de l’universel, du quotidien et de l’actualité, n’est pas anodine. Elle est ce qui donne sens au roman, un sentiment inédit du monde comme un village où le réveil de l’infâme, quelque part sur la planète, suscite des envies de l’écraser ou de le comprendre, alors même que les avions relient les points de fanatisme aux nantis d’Occident en quelques heures.
Il s’agit d’un avion en feu, qui passe lentement dans le ciel en suivant la Tamise, que voit Henry, réveillé à l’aube. Pour ce neurochirurgien au bord de la cinquantaine, heureux, prospère et matérialiste – sans excès aucun – cet événement va marquer sa journée du samedi, la première du week-end. Il est un technicien réputé de la chirurgie du cerveau, il aime son métier et possède à fond son expertise. Marié depuis des décennies, il désire sa femme plus que jamais. Tous deux ont une belle maison face à un square de Londres, non loin de l’hôpital. Ils ont élevés deux beaux enfants épanouis et sains, un garçon qui se lance dans le blues avec un certain succès et une littéraire qui vient de publier son premier recueil de poèmes. En bref, le rêve anglais de réussite sociale, sans trop ni trop peu, sans mépris mais donnant aux malheureux et aux malades.
Jusqu’à ce qu’un avion en feu passe dans le ciel… Tel une comète, il s’agit d’un signe que le monde bascule. Nous ne sommes pas à la veille de Noël, mais en hiver et il n’y aura pas de rois mages, bien qu’un bébé s’annonce sur la fin. Samedi va se dérouler, comme d’habitude, sauf que le monde extérieur vient envahir la vie intime. Autrement que par l’écran protecteur de la télévision. Henry sort en voiture alors qu’une manifestation monstre réunit les Anglais contre George W. Bush et la guerre imminente contre Saddam Hussein. Faut-il être naïf et récuser toute guerre ? Faut-il éradiquer cette dictature sanglante qui massacre et torture son peuple, tout en ne cessant de menacer le monde ? La cinquantaine balance, la jeunesse a des certitudes. Alors que s’élève la société Big Brother où tout le monde surveille tout le monde, pour le bien de chacun. « Cela fait partie du nouvel ordre moral, cette limitation de sa liberté mentale, de son droit à divaguer. Il n’y a pas si longtemps, ses pensées vagabondaient de manière plus imprévisible, sur une liste de sujets bien plus longue. Il se demande s’il ne serait pas en train de devenir un pigeon, un consommateur toujours plus avide d’informations, d’opinions, de spéculations, de la moindre miette lancée par les autorités. Il est un citoyen docile qui regarde le Léviathan accroître son pouvoir tout en se réfugiant dans son ombre » p.244.
C’est l’incident d’un rétroviseur arraché, dans une rue interdite, alors que l’auto victime déboitait sans regarder, qui va trancher dans le concret. Le microcosme éclaire le macrocosme : ce qui paraît lointain et abstrait (guerre, bombardements, déboulonnage d’un dictateur) s’incarne dans le concret ici et maintenant, la haine et l’honneur d’un malfrat menaçant les vies des êtres chers d’une arme bon marché. Faut-il se battre ? Faut-il se laisser faire ?
Dans ce dilemme se déroule le roman et il coule comme de l’eau. Le lecteur reste accroché au texte comme si sa vie en dépendait. Il est en empathie profonde avec le narrateur. Faut-il aborder la cinquantaine pour aborder avec autant d’empathie ce livre ? Peut-être, mais il ne laissera personne indifférent.
Ian McEwan, Samedi, 2005, Folio 2007, 374 pages.
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