A la veille de prendre mes vacances, je vous avais annoncé, ami lecteur, la
publication, pour tous les samedis de juillet et août, d'extraits de textes de l'égyptologue belge Jean Capart; articles évidemment que j'aurai préalablement programmés.
En relatant abondamment dans plusieurs de ses écrits la découverte du tombeau de Toutankhamon, en 1922, Jean Capart offre un intéressant choix de textes concernant sa
vision de l'événement. La semaine dernière, souvenez-vous, je vous avais donné à lire la raison pour laquelle il fit
partie des privilégiés, des rares savants qui, à l'époque, descendirent au sein de l'hypogée royal, voire même assistèrent à l'ouverture de la chambre funéraire, parce
qu'invité par le roi Fouad en personne à accompagner la reine Elisabeth de Belgique et son fils, le prince de Brabant, futur Léopold III.
A l'aide d'extraits de lettres qu'il a incluses dans le principal ouvrage consacré au jeune souverain égyptien, je vous propose aujourd'hui, avec celle du 18 février
1923, d'entamer cette visite en sa compagnie ...
Je rentre à l'instant de Biban el Melouk. Mes pensées sont si tumultueuses que j'ai peine à les ordonner et à exprimer ce que je ressens.
Je voudrais dire tout d'abord l'immensité de la dette que les nations civilisées devront reconnaître à l'égard de lord Carnarvon et Howard Carter; leurs deux noms restent
attachés à la plus grande découverte archéologique dont l'humanité ait gardé le souvenir. Je voudrais que tout le monde pût comprendre ce qu'il a fallu d'abnégation, de générosité pour
entreprendre et poursuivre les travaux systématiques de déblaiement qui seuls ont réalisé ce miracle de retrouver, intacte, une tombe royale si bien protégée que les pillards n'ont pu l'atteindre
malgré les trente-quatre siècles pendant lesquels la chasse aux trésors n'a pas été interrompue un seul jour. La cupidité et l'ignorance s'étaient coalisées pour empêcher que la postérité ne
connût réellement la gloire de la civilisation pharaonique.
Voilà un siècle que Champollion a découvert la clef qui devait permettre d'ouvrir le trésor et, depuis lors, les égyptologues avaient étudié, puis perfectionné la manière
de s'en servir ... mais on pouvait craindre que le trésor ne fût déjà vidé. Carnarvon et Carter viennent de l'ouvrir et il est intact. Que dire alors des attaques haineuses et malhonnêtes dont
ces deux hommes sont l'objet en ce moment ? (...)
Ces attaques sont abominables, d'autres sont simplement risibles. Certaines personnes sont prises de pitié pour le malheureux destin du pauvre roi Tout-Ankh-Amon, qui
se voit troublé dans son repos séculaire par la curiosité des archéologues. A les entendre, il faudrait au plus tôt rétablir les murs de protection derrière lesquels il avait échappé à tous
les chercheurs de trésors. Je suis prêt à admettre que si cette tombe n'apportait rien d'inconnu au monde, il serait inutile de l'explorer et d'étudier minutieusement tout son contenu. Mais on a
dit que le privilège de l'homme sur la brute était de conserver le souvenir de son passé. Or, en ce moment, la splendeur d'un passé, d'abord complètement aboli, puis ressuscité d'une manière
incertaine, apparaît à nos yeux éblouis. Il faudrait autre chose que des gémissements de neurasthéniques ou de toqués pour me convaincre que les égyptologues violent le secret de la mort, d'une
main sacrilège. De nombreux textes funéraires de l'ancienne Egypte témoignent du souci qu'avaient les défunts de voir la postérité "faire vivre leur nom"; on y affirme
que "celui-là vit dont on proclame le nom". Il y a quelques semaines, Tout-Ankh-Amon était totalement oublié, en dehors du petit cercle des spécialistes; aujourd'hui il est
connu du monde entier. (...)
Je ne décrirai pas la première chambre où les deux grandes statues semblaient garder le mur intact qui portait encore les sceaux royaux. Aujourd'hui le mur est
tombé, il n'en reste qu'un "témoin" à la partie de gauche. Tout l'espace ouvert est, en quelque sorte, bloqué par un immense panneau qui scintille. On ne voit au premier instant que de l'or et ce
merveilleux bleu égyptien qui s'y allie harmonieusement. C'est le catafalque royal qui remplit toute la chambre; j'ai compris plus clairement que jamais pourquoi, dans les textes égyptiens, la
salle qui renfermait le sarcophage s'appelait "la salle d'or" . Il y a, dit-on, cinq édicules emboîtés les uns dans les autres au milieu desquels repose, sans aucun doute,
la momie royale, enfermée dans un sarcophage. On se demande par quel tour de force on a pu monter ces gigantesques panneaux, sur lesquels des signes à l'encre donnent des indications destinées à
faciliter les assemblages. Mais, entre le mur, sur lequel on entrevoit des peintures assez sommairement faites, et le catafalque, il y a un espace où les personnes de corpulence moyenne peuvent
se glisser à peine.
Me voilà devant les portes closes, munies encore de leurs verrous antiques : elles étaient entr'ouvertes au moment où Carter entra; derrière elles il vit les portes
suivantes encore scellées. Quelques pas me conduisent à l'extrémité de la chambre où, entre le mur et le sarcophage, sont déposées les rames ayant peut-être servi à manoeuvrer le bateau qui fit
passer le Nil à la dépouille royale. En ce moment, mon guide, qui est Mace, du Metropolitan Museum de New York, me dit de me retourner. Je ne puis retenir un cri et maintenant encore, j'ai
la gorge serrée de l'émotion qui me saisit à la vue de ce que j'avais sous les yeux.
Une porte coupée assez bas dans le rocher donne accès à une chambre de dimensions moyennes, remplie de tous les objets qui y ont été déposés il y a trente-cinq siècles.
Personne n'est entré ici, aucun pillard n'y a fait un rapide butin, ni déplacé une seule pièce. C'est un de ces moments où l'on essaie de tout saisir d'un coup d'oeil, comme si on allait mourir
et que la seule minute présente fût la dernière qui vous fût accordée. J'ai tout vu et maintenant que je suis sorti du caveau, il me semble que je n'ai rien vu et que des heures entières
seraient indispensables pour comprendre ce qui a retenu mes regards pendant ces quelques secondes.
A peu près tout ce que nous avions en fait d'art industriel égyptien n'était que de la pacotille, de la camelote, bonne à satisfaire la vanité de gens qui voulaient
avoir dans leur tombeau un reflet de la splendeur royale. Seuls quelques meubles des beaux-parents d'Aménophis III approchent de ce que l'on trouve ici. Au centre est une caisse carrée aux
formes élégantes et qui est gardée, ou mieux protégée, par quatre délicieuses figures de déesses qui étendent leurs bras d'un mouvement gracieux. Il se peut que ce soit la boîte contenant
les vases où étaient conservés les viscères du roi. On le saura plus tard, lorqu'on pourra briser les sceaux encore intacts. Combien de coffres, de petits tabernacles sont pour nous pleins
de surprises; c'est le mystère qui ne pourra se dissiper que lentement. La responsabilité des fouilleurs à l'égard de la conservation des pièces est si lourde que les nerfs des curieux seront à
rude épreuve pendant des mois, sinon des années : on dira tout ce que contenait la tombe, mais ce sera comme "au compte-gouttes".
J'ai vu des boîtes si belles que je ne saurais les décrire, un char encore, de nombreux modèles de bateaux qui copient la flotte royale, et tant d'autres choses, pour
notre émerveillement et pour notre modestie. Nous croyons trop facilement que nous, les derniers-nés de la civilisation, nous pouvons regarder en arrière avec le dédain des parvenus pour leurs
ancêtres plus simples et plus modestes. Dans la tombe de Tout-Ankh-Amon on sent, mieux que nulle part ailleurs, que tout est recommencement, que les forces de décadence agissent souvent avec
autant de vigueur que les forces de progrès. En un temps où notre civilisation chancelle, tout notre respect est dû à ces géants qui avaient atteint et gardé si longtemps les hauts
sommets.
A suivre ...
(Capart : 1943, 19-22)