Un point de départ pour penser l'intimité est de reprendre cette idée de Simmel qu'elle une forme particulière de socialisation qui fait partager à un, à peu, notre intériorité. L'intimité est un dedans dans lequel nous pouvons inviter, ou non, les autres.
C'est donc le paysage de nous-même, ce jardin dans lequel nous nous promenons, où nous cultivons dans le secret des ombres un soi bien plus complexe que l'individu dont une certaine modernité a cru faire l'atome de sa physique. Penser l'intime, c'est penser que nous sommes à la fois plus et moins que nous même. C'est nous penser comme une noix, la coque cachant l'amande, le tégument dissimulant la coque.
Notre intériorité est plus ou moins profonde, nous pouvons si nous le voulons inviter les autres dans son cœur, mais généralement nous les confinons dans une certaine région, celle justement qu'on appelle l'intimité. Qu'on imagine qu'un soi maître de lui se mette à nu, il faudra penser que nous puissions casser la coque, l'éventrer et donner aux regards des autres auxquels nous refusons l'intériorité cette part de nous-même qui devait de par notre constitution rester oblitérée au regard de cette autre. A cette douloureuse opération correspond, il me semble, cette notion nouvelle de l'extime, qui se prête plus au apparence de la mode et de ses attitudes, qu'à l'épaisseur du concept.
Le soi peut aussi être hors de lui, de son test, et se prêter à l'épreuve difficile qu'est la rencontre aux autres. Non pas à l'autre qu'il retrouve parfois dans une mutuelle intimité, ce moment et ce lieu qui est l'amour. Mais les autres, la totalité des autres, et leurs indifférences, leurs égoïsmes, leurs opportunismes, leurs regards tranchants, cette guerre souvent à couteaux cachés, ce no man's land sans loi, sans règle, ce désert. A l'intimité répond au fond la barbarie, le champ de bataille.
Si l'au-dedans a la douceur des règles que l'on se donne, et celle plus douce encore des indulgences que l'on s'accorde, le dehors, l'extérieur a l'âpreté de l'absence de règle. Il importe donc de s'intéresser à ce qui délimite le dedans et le dehors. Cette frontière, avec ses murs et ses portes, se présente au fond comme l'intrication de forces et de droits. Pourrait-on penser que l'intime puisse survivre aux désordres du monde, s'il l'on n'avait affirmé un droit, celui d'interdire le dedans au regard des autres, ce droit à contrôler qui entre et qui sort.
La vie privée est l'objet de ce droit. Elle se constitue dans un accord avec les autres, qui leur interdit d'user de ce que nous faisons notre. Et remarquons d'emblée que ce droit peut excéder l'intime, tout comme il peut ne pas le protéger dans son entièreté. Par ailleurs, il n'est pas besoin de droit de la vie privée pour que l'intime existe. L'intimité peut être si profonde que même au cœur de la bataille elle peut survivre dans le soldat blessé. Ce droit en détermine au moins l'étendue, et trouve sa source dans ce dehors terrible où les forces en présence acceptent de ne plus combattre pour établir des règles, ces règles qui délimitent l'espace privé de l'espace public. Etablir une frontière en deçà de laquelle la volonté de soi est reine et au-delà de laquelle la volonté de soi se plie aux règles communes.
Ce raisonnement conduit à s'interroger sur l'idée même de la catégorie du domaine public. Il peut être cet espace que structure la guerre, il peut être un paysage qui prend la forme de nos accords, il est enfin cette puissance qui s'impose à tous et pèse sur les libertés de nos espaces privés.
Revenons aux questions plus pratique que posent les technologies, l'Etat et nos comportements. Ce qui est neuf au fond se résout en deux points.
L'intime sort de son dedans traditionnel et s'expose partiellement dans des espaces qui ne sont pas la rue, mais des sortes de jardins. Ces espaces privés qu'on partage avec les voisins mais dans lesquels on aime peu voir circuler des étrangers, à moins qu'ils ne soient que des visiteurs. Ces espaces sont justement ceux que la puissance publique veut contrôler.
L'espace public, le lieu de nos arrangements personnels, de nos voisinages, de nos habitudes, de nos traditions sous la pression de la norme est de moins en moins commun, de plus en plus étatique.
Si nous voulons mieux comprendre les questions posées au travers des thématiques de la vie privée et de l'intimité, ce n'est pas vers le droit qu'il faut se tourner, mais beaucoup plus vers une certaine anthropologie qu'on qualifierait de philosophique. Et il faudra s'interroger plus fortement sur cette distinction fallacieuse du public et du privé, pour penser celle de l'espace commun, de l'espace public et de l'espace privé.
Soyons clair, le premier est ce qui appartient à tous mais que pour lequel tous abandonnent toute prétention de propriétés. C'est celui par exemple qui se dessine dans l'invention du copy left et d'autres creative commons. C'est celui qui offre la possibilité d'un espace public à la Habermas. Le second est celui que régit la norme collective exprimée par la puissance publique, dont l'état s'arroge si ce n'est la propriété, au moins la souveraineté, au prix d'une certaine fiction du peuple, le troisième est désormais bien balisé par les théoriciens du droit de propriété.
Les questions qui se posent aujourd'hui à propos de la nature de l''espace physique, au sens de celui où se déroulent nos actes ( devrions nous l'appelez l'espace pragmatique ou axiologique?), ouverts par les technologies, résident en fait dans une lutte de pouvoir entre l'état, les citoyens et les acteurs économiques. Il s'agit de se distribuer de nouveaux droits, et serions nous ironique, on se demande si nous n'assistons pas à une seconde tragédie des biens communs. Notre intimité en faisant les frais, réduite aux plus stricts droits de la vie privée, ses expansions tombent sous les coups de l'Etat.