L’affaire UFC Que Choisir de Côte d’Or aurait pu décapiter l’une des institutions les plus originales de la justice administrative française : le rapporteur public (anciennement commissaire du gouvernement).
Elle mettait en effet en cause, au regard de l’article 6§1 de la convention européenne des droits de l’homme, la transmission au rapporteur public avant l’audience publique (lors de la séance d’instruction) de la note de rapporteur et du projet de décision qui ne sont pas accessibles aux parties (voir notre billet du 05 janvier 2009
“UFC Que choisir de côte d’Or” : l’affaire qui fait trembler la juridiction administrative française” avec des commentaires du responsable de l’association).
La doctrine a de longue date soulevé ce lièvre. Mais la Cour de Strasbourg n’a jamais eu l’occasion de se prononcer directement sur ce grief qui, s’il était retenu, bouleverserait profondément le déroulement du procès administratif et l’intervention du rapporteur public.
Or, on apprend dans la décision rendue le 30 juin par la 5ème section de la Cour européenne que :
“par courrier du 26 juin 2009, l’avocat de la requérante a informé le greffe de sa décision de celle-ci de se désister de son grief tiré de l’absence de communication du rapport du conseiller rapporteur et du projet d’arrêt dont le commissaire du gouvernement [l’arrêt date de 2003] avait eu connaissance”.
Dès lors la Cour constate que la requérante n’entend plus maintenir cette partie de la requête.
La lecture de la décision donne pourtant l’impression que la requérante s’est tirée une balle dans le pied. On se demande pourquoi elle a effectué ce désistement partiel de son grief le plus pertinent et surtout par quel truchement le gouvernement français a obtenu pareille clémence.
voir la décision:
ufc-que-choisir-cote-dor-annexe.1247834000.pdf
L’arrêt Canal de la Cour européenne des droits de l’homme
L’arrêt UFC Que Choisir de Côte d’Or - qui aurait pu contribuer à décapiter le rapporteur public au sein du procès administratif - passera donc à la postérité, à l’image de l’arrêt Canal, comme étant la décision dans laquelle le requérant a empêché au dernier moment au bourreau européen d’actionner la guillotine alors que la tête du rapporteur public était sur le billot.
Certes, comme le remarque Jean-Marc Sauvé dans une lettre adressée le 16 juillet aux présidents de juridictions, la Cour n’était pas tenue de radier du rôle ce grief malgré le désistement. Après avoir constaté le désistement, elle relève “qu’aucune circonstance particulière touchant au respect des droits garantis par la Convention et ses Protocoles n’exige la poursuite de son examen”.
Cette dernière considération laisse néanmoins pour le moins perplexe lorsqu’on sait que depuis des mois cette affaire faisait trembler la juridiction administrative et que la publication anticipée (par rapport aux réformes entreprises par voie législative) du décret du 7 janvier 2009 changeant la dénomination du commissaire du gouvernement et le déroulement de l’audience publique était justifiée par la nécessité de donner des gages à la Cour quant à la bonne volonté de la France de se conformer aux exigences de la Cour depuis l’arrêt Kress.
En cas de condamnation, le bouleversement aurait pourtant été bien plus profond encore que les réformes entreprises depuis l’affaire Kress qui ont pourtant abouti à “sortir” le commissaire du gouvernement du délibéré dans les juridictions inférieures, à ce qu’il soit rebaptisé et à ce que les parties puissent avoir préalablement à l’audience le sens des conclusions et répondre à ses conclusions à l’audience ou par une note en délibéré.
En effet, si la Cour avait eu l’occasion de juger contraire à l’égalité des armes l’absence de transmission de ces documents - qui constituent une sorte de préjugement de l’affaire - aux parties alors que le rapporteur public en a connaissance pour rédiger ses conclusions et qu’il prend publiquement position en faveur d’une des parties au procès, il aurait fallu entièrement revisiter le procès administratif.
Il aurait fallu rompre radicalement avec le schéma qui intègre le rapporteur public dans la chaîne de l’intruction du dossier contentieux et de l’élaboration de la décision puisqu’il participe, comme le dit le Conseil d’Etat depuis l’arrêt Gervaise, à la fonction de juger dévolue à la juridiction à laquelle il appartient.
Néanmoins, dans la mesure où le rapporteur public ne peut instruire seul l’ensemble des dossiers confiés à la formation de jugement une telle condamnation aurait mis en péril son existence même ou du moins son intervention dans toutes les affaires jugées en collégiale (tant que la réforme “Sauvé” ne sera pas adoptée puisqu’elle permet dans certains contentieux au rapporteur public de choisir les dossiers sur lesquels il entend conclure).
Un lobbying intense du Palais Royal?
Rappelons que l’éventualité de la radiation de l’affaire du rôle avait été évoquée ici par un commentateur bien informé.
Et à chaque fois que dans des colloques, la question de l’absence de prise en compte de l’affaire UFC Que Choisir dans les réformes en cours a été posée, la réponse a systématiquement été la même : “le pire n’est jamais sûr“.
On imagine le lobbying mené par le Conseil d’Etat pour parvenir à ce résultat. Il sera passionnant pour les chercheurs des générations futures de se pencher sur des archives pour savoir comment le Palais Royal a réussi à sauver le soldat rapporteur public…
On notera que dans la formation de 7 juges, le juge national - JP Costa, président de la Cour, mais aussi membre du Conseil d’Etat - s’est déporté comme il l’avait déjà fait dans l’affaire Sacilor-Lormines. Il n’a pas - cette fois ci - été remplacé par un ancien vice-président du Conseil d’Etat (M. Marceau Long) mais par Gilbert Guillaume… conseiller d’Etat honoraire et académicien (qui a notamment exercé les fonctions de Directeur des Affaires juridiques au ministère français des Affaires étrangères (1979-1987) et représenté la France dans de nombreuses affaires devant la Cour de justice des Communautés européennes, la Commission et la Cour européenne des droits de l’homme).
Là aussi ce n’est guère satisfaisant. Autant il est remarquable que le président de la Cour européenne ne siège pas lorsqu’une affaire met en cause le manque d’impartialité et d’indépendance du Conseil d’Etat autant il est regrettable que la France désigne comme juge ad’hoc d’anciens membres du Conseil d’Etat. On pourrait, dans ces hypothèses, faire appel à un universitaire ou un avocat renommés et spécialiste de la CEDH ou à un ancien membre de la Cour de cassation ou du Conseil constitutionnel.
Un simple sursis?
Le dénouement de cette affaire laisse un arrière goût d’insatisfaction.
N’est-ce pas en effet reculer devant l’obstacle?
Il ne fait aucun doute que dans l’avenir d’autres requérants déboutés par le Conseil d’Etat porteront des affaires devant la Cour en soulevant le même grief d’absence de communication du projet d’arrêt et de la note du rapporteur. On peut même penser que cela deviendra le moyen le plus en vogue dans les années à venir devant la Cour de Strasbourg comme l’a été dans le passé l’impossibilité de répliquer au commissaire du gouvernement.
Il y a lieu d’envisager sérieusement et dès maintenant la “slimane-kaidisation” éventuelle du rapporteur public.
Dans sa lettre du 16 juillet 2009, le vice-président du Conseil d’Etat souligne que “cet arrêt, rendu à l’unanimité, est très positif du point de vue de la juridiction administrative”.
On comprend sa satisfaction après la déconvenue de la commission mixte paritaire le 8 juillet qui a retoqué la réforme de la juridiction administrative par voie d’ordonnance (”La réforme “Sauvé” de la justice administrative ne se fera pas par ordonnance”, CPDH, 9 juillet 2009).
Ne vaudrait-il pas mieux cesser de mener des réformes de la juridiction administrative entièrement pilotée par le Conseil d’Etat lui-même? N’est-ce pas dans le cadre d’une concertation ouverte à tous les acteurs de la justice administrative (associations de défense des droits de l’homme, de l’environnement, de consommateur, etc, CNB, ordres, syndicats et associations d’avocats, syndicats de fonctionnaires, élus, syndicats de magistrats, universitaires, etc.) qu’un aggiornamento de la justice administrative serait davantage possible et ce afin d’envisager une fois pour toute d’assurer le respect des exigences de la Convention en matière de droit à un procès équitable?
Irrecevabilité des autres griefs
Pour le reste, l’affaire UFC Que Choisir de Côte d’Or posait des questions désormais classiques et d’ores et réglées par la Cour. Sans se prononcer sur l’applicabilité de l’article 6§1 au cas d’espèce, la Cour écarte les deux griefs:
- défaut de communication des conclusions du commissaire du gouvernement,
- question de la partialité objective du Conseil d’Etat du fait du dualisme fonctionnel par le double rôle consultatif et contentieux: en l’espèce le Conseil d’Etat avait rendu un avis consultatif sur le décret portant déclaration d’utilité publique de la branche est du TGV Rhin-Rhône sur laquelle il s’était prononcé au contentieux mais dans la mesure où, dans le prolongement des arrêts Kleyn et Sacilor-Lormines, on ne retrouve pas dans “la même affaire” les membres de la formation de jugement dans la formation consultative, les craintes de l’association sur le manque d’impartialité ou d’indépendance du Conseil d’Etat ne sont pas “objectivement justifiées” et il n’y a pas violation du 6§1.
Faisant une lecture de la décision, le vice-président estime que sur ce dernier aspect la décision du 30 juin “dissipe les interrogations qui pouvaient naître de l’arrêt Sacilor-Lormines”. Ce n’est donc que dans l’hypothèse Procola (on retrouve à la fois en consultatif et au contentieux des mêmes membres assurant sur le même dossier) que le grief du manque d’impartialité et d’indépendance peut être retenu.