RECIT DE VOYAGE
Editions Payot, "Voyageurs", 1989
C'est le premier ouvrage de Nicolas Bouvier (1929-1998) que je découvre ; l'un des grands classiques des écrivains voyageurs. Ce récit relate son
périple au Japon en 1955 puis dix ans plus tard, après son périple en Asie Centrale raconté dans le célèbre L'usage du monde.
Cette oeuvre superbe présente à la fois un intérêt littéraire et documentaire. Sur une centaine de pages, Bouvier nous conte
les épisodes de l'histoire japonaise, de la cosmogonie mythique (deux jumeaux qui barattent le limon dans l'atmosphère pour créer des grumeaux se transformant en îles !) jusqu'à la capitulation
de 1945, en passant par l'ère Meiji qui a vu naître l'ouverture du pays à l'Occident.
La deuxième partie est un véritable récit de voyage qui se focalise sur quatre lieux différents : le Tokyo typique des échoppes et des maisons closes, les temples zen de Kyoto, une fête honorant
les kamis dans les campagnes et enfin l'île d'Hokkaïdo, île la plus septentrionale, "le chemin de la mer du nord", terre inhospitalière de mer, de neige et de brume. En photographiant ces
paysages, Bouvier (rappelons qu'il était photographe), nous livre également des portraits émouvants, des instants, des souvenirs.
Car il ne s'agit pas pour lui de faire un traité sur la culture japonaise même si le texte regorge d'informations culturelles nous apprenant énormément de choses sur l'Histoire, la géographie et
les croyances du pays (bouddhisme, shintoïsme, philosophie Zen). Bouvier recueille comme il le dit des miettes, des aubaines, à la manière des impressionnistes : il note d'ailleurs ses
impressions sur des billets de métro ou autres bouts de papiers pour coller le plus à la culture japonaise qui est spontanéité et culture de l'instant ; il refuse comme il le dit d'emmailloter
les japonais dans le discours et l'explication.
Il en ressort des faits bruts, une juxtaposition d'événements et de portraits très émouvants, souvent drôles (un gardien de musée atypique, des pécheurs d'Hokkaido descendants des aïnous, une
ethnie autochtones, les "barbus barbares", les paysans, les bonzes, une attention particulière aux vieillards...). On sent que, derrière la rigueur de l'étiquette japonaise, l'écrivain voyageur a
souhaité cueillir des instants spontanés où le peuple japonais livre son humanité. Refusant le tout blanc ou tout noir, Bouvier choisit la nuance, l'humour et la fragilité cachés derrière la
rigueur.
Il s'agit également d'un parcours initiatique où il convient de se séparer de sa vieille peau : par la frugalité de la culture japonaise, il faut arriver à se dépouiller à l'extrème...Derrière
cela, perce une critique acerbe de la "culture touristique" qui cherche à consommer les paysages avec leurs appareils photos....
" Dans l'esprit de bien des Japonais, l'Occidental est un être troublé, plein de scories et de caillots. Tout à fait moi ce soir. Aussi la perfection de cette
chambre nue m'écrase. Me réprouve. Me donne l'impression d'être sale alors que je sors du bain. D'avoir trop de poils, et des désirs immodestes, et^peut-être même un ou deux membres superflus. Il
y a dans ce décor - comme d'ailleurs dans la nourriture- une immatérialité qui répète sans cesse : faites-vous petits, ne blessez pas l'ai, ne blessez pas notre oeil avec vos affreux blousons de
couleur, ne soyez pas si remuants et n'offensez pas cette perfection un peu exsangue que nous jardinons depuis huit cents ans.
Je comprends bien, mais le
pays et l'été m'ont déjà gobé comme un oeuf, ne laissant que la coquille, et je vois mal ce que je pourrais faire de plus pour lui et comment exister moins"
Je vais continuer ma découverte de l'écrivain voyageur par L'usage du monde, son grand classique, sa route de la soie personnelle et Le vide et le plein, extraits de ses
carnets de voyage au Japon.