Deux livres de Jacques Lèbre sont parus en juin dernier : c’est un événement notable pour cet auteur aussi rare que discret. L’autre musique poursuit le travail de notes commencé avec Face au cerisier (même éditeur, 1994). Ce nouveau livre couvre la période de Janvier 2000 à Décembre 2002, mais les notes ne sont pas datées au quotidien, ce qui ramènerait peut-être à une forme trop proche de celle du journal. Trois registres alternent dans une grande variété : descriptif (essentiellement la nature : végétaux, oiseaux, chat…), narratif (récit de rêve ou d’un événement, d’une rencontre…), et réflexif (sur la poésie, la vie, ou des lectures). L’ensemble dessine un portrait en creux du poète, sans que la note ne verse dans l’intime à proprement parler. Cette impression de proximité de l’auteur est due à la simplicité avec laquelle il s’expose. On finit par connaître ses lieux favoris (le Jardin des Plantes, par exemple) ou ses auteurs préférés : en premier lieu sans doute, Jaccottet, et certaines notes peuvent faire penser à la Semaison par leur qualité d’observation. Mais beaucoup d’autres œuvres se croisent au fil des pages : J.Y. Masson, V. Rouzeau, R. Marteau, L.R. des Forêts, J. Bobrowski, M. Deguy…La plupart du temps, on sent une affinité entre l’œuvre et le lecteur, mais Jacques Lèbre peut aussi avoir la dent dure : il juge par exemple Main d’œuvre de Reverdy comme une « poésie bavarde », et il s’en explique. Ou bien il note que « certains des meilleurs poèmes de Penti Holappa mériteraient de s’arrêter quelques vers avant la fin »… Mais le ton de ces notes n’est jamais méchant : il ne s’agit pas de régler des comptes ou de se complaire dans une critique négative, bien plutôt de voir en quoi l’œuvre de l’autre questionne le lecteur-auteur. Sur un autre plan, très différent, mais cette diversité de l’attaque crée le plaisir de lecture, l’amateur d’oiseaux verra passer au fil des notes une chouette, une mésange bleue, un martin-pêcheur, un rouge-queue, des martinets, une grive musicienne… Sur un autre plan encore, nettement moins gai, on trouve des prises de position politique courtes mais claires. Chaque note ouvre ainsi sur une facette de vivre, et c’est le miroitement de l’ensemble qui donne à ce livre sa justesse de ton.
Dans Sous
les frissons de l’air, on retrouve majoritairement le vers libre ample,
d’un lyrisme sans emphase, qui est la respiration de Jacques Lèbre depuis Lumineux comme des pans d’iceberg… Le
recueil sorti en juin dernier est constitué de onze ensembles de longueurs très
variées. Mais des lignes de forces apparaissent nettement à la lecture. Dans
les Poèmes de Crozon, Instantanés romains et Loire, temps, le poète nous invite à une
méditation sur la durée en croisant, tressant différents niveaux de
saisie : le temps cosmique, immémorial, de la nature, le temps historique
avec, dans Crozon par exemple, les
ruines du château de Saint-Pol-Roux, et le temps humain, quotidien, actuel.
Cette méditation poétique sur le temps peut sembler être prolongée dans Une suite à la mort lumineuse (le
précédent livre de Jacques Lèbre, même éditeur, 2004). Ici, le poète poursuit
sa méditation sur la limite. C’est renouer avec une poésie philosophique (on
peut songer à Vigny), mais Lèbre reste surtout interrogatif face à
l’énigme : « La mort n’est jamais que ce dehors absolu, / en même
temps parmi nous comme une statue creuse / immobile et mutique au milieu des
promeneurs. » (p.67)
Autre ligne de force du recueil :
le quotidien. On sait que Lèbre a une très grande capacité d’attention au
monde, aux gens. En un poème-page, il sait rendre un événement, une scène
minime, un moment où se produit un étonnement d’être, un creusement de vivre.
Dans cette part de son œuvre, il me semble assez proche de la poétique de
l’instant chez Follain. Toute la séquence Sous
les frissons de l’air montre comment la pensée naît au rebond de l’expérience
quotidienne. De même, exemplairement, avec la suite intitulée Planète proche : les sept
poèmes-pages qui forment cet ensemble naissent d’une simple observation :
dans deux appartements de l’immeuble d’en face, deux femmes sont en train de
faire la vaisselle dans leurs cuisines contigües. Et de ce « face à face
dans l’ignorance l’une de l’autre, / je sais déjà que quelque chose penche vers
un poème, /maintenant ou plus tard, sans savoir / ce que je veux dire, sinon ce
que je ressens : / un vertige, comme si cette scène avait lieu / dans un
monde qui serait éternité. » (p.111)
Il faut encore signaler deux formes poétiques qui me paraissent nouvelles dans l’écriture de J. Lèbre. Sous un grésillement de neige : le poème se présente comme une suite de 96 courtes séquences en vers libres : il s’agit presque d’une sorte de journal sans date où la pensée ricoche sur le réel, le quotidien, l’actualité. Et le poème qui clôt le recueil : Le silence de l’herbe est intéressant pour sa construction ouverte : une suite de groupes brefs de vers libres, très disparates, sans liens, mais tous descriptifs de la campagne. Cela donne une sorte de paysage émietté en saisies multiples, très loin de la forme « habituelle » chez Lèbre du poème-page. On est heureux de voir le travail se poursuivre, autant que de le voir bifurquer, surprendre, tenter.
Contribution d’Antoine Emaz
Jacques Lèbre - Sous les frissons de l’air (poèmes) –
L’escampette éditions
150 pages - 17 euros
Jacques Lèbre – L’autre musique (notes) – Ed. Atelier La
Feugraie
80 pages – 13 euros