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Découverte des kayaks

Par Argoul

La nuit est courte car les Croates, gens du sud, causent le soir à la fraîche tout en faisant la sieste l’après-midi. En gens peu éduqués, ils parlent fort, se moquant bien de ceux qui tentent de dormir. Cela ne leur vient même pas à l’esprit que d’autres puissent vivre autrement qu’eux-mêmes. Dès six heures et demi du matin, le froissement des sacs plastiques d’Eff et de Jipi me tire du sommeil. Le petit-déjeuner a lieu deux heures plus tard et deux ruelles plus loin. Le café est serré et amer, à l’italienne, servi avec une carafe d’eau fraîche comme en Orient, pour diluer son amertume. Encore ce mélange des mœurs et habitudes de deux mondes qui se côtoient. La Croatie serait-elle la synthèse moderne des deux empires romain, celui d’orient et celui d’occident ?

Il faut ensuite trimballer. Tous nos bagages sont retirés des sacs de transport pour être répartis en sacs « étanches » (du plastique fort, roulé et tenu par un gros élastique). Ces boudins lisses et glissants sont difficiles à porter sur de longues distances. Or, de la pension à l’embarquement du ferry, il y a un bon kilomètre ! Rien n’est prévu par le budget pour aider à la manœuvre, ni taxi, ni chariot. J’apprends incidemment qu’Eff, qui accompagne, n’est jamais venu ici et qu’il découvre, tout comme nous ! Le Croate qui assurait les stages, les années précédentes, a rendu son tablier. De trottoir en trottoir, nous effectuons des sauts de puce en portant sacs personnels et sacs collectifs. Notre vie quotidienne nous fait peu utiliser les bras et de marcher les bras levés, portant des charges, nous essouffle et nous fatigue rapidement, comme si nous relevions de maladie. Le ferry que nous devons prendre est, bien sûr (loi de l’emmerdement maximum), le tout dernier d’une rangée impressionnante alignés le long des quais.

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Installés sur le pont supérieur une fois tout chargé à la main, il fait bon au soleil dès que le bateau avance, créant une brise artificielle. Split s’éloigne, ses façades blanches et ses toits de tuiles orangées, neuves, sur fond de pins verts, se brouillent peu à peu comme dans une composition de Cézanne. Les collines en arrière-plan sont arides et une légère brume flotte dans les lointains. Jipi, me voyant écrire, a cette remarque étrange : « tu écris ? Moi je ne pourrais pas, je n’ai aucune imagination ». Pour lui, écrire, c’est inventer, pas décrire. La plume n’est pas un outil mais (idéalisme romantique) instrument de création lyrique. Cher Jipi, je n’invente pas un roman, je couche sur le papier des observations. Par exemple, ce petit Croate bronzé devant nous, en débardeur kaki : je ne l’invente pas, je le regarde, l’observe, le décris avec mon stylo. Pas d’imagination là-dedans. Le gamin peut avoir 7 ans et il suit son père partout. Le liseré blanc autour du col et de l’emmanchure souligne sa carrure de petit mâle et lui donne une prestance qui me plaît. Par la magie du stylo, voici que ce gosse existe dans un récit. Il est un instantané croqué sur le vif, comme en photo. Il permet de figer un moment pour y revenir, l’analyser, y réfléchir. La création vient après, par toutes les connotations qui s’associent à cet instant préservé, par toutes les passions réveillées par cette image, par les souvenirs qui naissent de cette observation. Alors, mais seulement alors, chacun peut jouer son Proust et recréer un univers depuis sa chambre. Là est l’imagination. Pas dans l’instant mais dans l’alchimie de la mémoire.

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Au débarqué dans le port de Rogatch, rien n’est prévu, qu’un bus local à 13h – or il n’est que 10h30 à peine. La radinerie de GNGL nous fait perdre du temps comme si nous étions routards avec tout le temps. Eff casse sa tirelire et loue finalement un taxi. Nous ne restons en rade que pour voir passer un canot pneumatique muni d’un parasol abritant un vieux couple local et leur dernier « enfant », un roquet frisé coiffé d’une casquette contre le soleil ! Nous nous entassons à 10 dans le taxi. Il y a de la place pour tout le monde. Le plus jeune est coffré avec les bagages, à l’arrière. Il est quand même assis sur une chaise en plastique prévue par le taxi qui doit souvent surcharger ainsi sa camionnette pour transporter les indigènes dans ce pays sans lois routières très avancées.

La voiture grimpe la colline, suit la côte de virage en virage, puis aboutit au village balnéaire de Maslenitza. Comme en Bulgarie, toutes les maisons font pension. C’est un moyen de gagner un peu d’argent au noir durant les mois d’été touristiques. Une fois déposés en tas nos bagages devant la pension, nous extirpons des affaires de bain des fonds et nous rendons aussitôt à la plage, dix mètres plus bas. Elle est faite de rochers à peine aplanis par endroits. Des aires de repos ont été bétonnées pour offrir un confort « socialiste » du temps où le collectif s’occupait de chaque instant de la vie quotidienne. De jolis gosses blonds et dorés, sveltes, sont alanguis sur les roches, à sécher, ou à jouer vivement dans l’eau bleue. Cette postérité vive et mince, d’ailleurs rare (1,6 enfant par femme), ne doit s’habiller que rarement depuis le début des vacances. Elles ont débuté ici le 19 juin et s’achèveront le 9 septembre.

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Un adolescent de 16 ans, mince et mieux proportionné que le nôtre, monte une planche à voile et se déploie, gracieux et athlétique, sur le fond bleu du ciel. On dirait un baigneur de Matisse. Le soleil joue sur son ventre et sa poitrine, dessinant des muscles plats bien formés. Ce garçon semble un reflet platonicien de ses père et oncle, vieux et bedonnants, qui lui donnent des conseils assis depuis la plage. Eux ont perdu toute aura alors que le jeune homme apparaît un dieu, dans toute la splendeur de sa jeunesse. Il n’est pas encore assuré sur la planche mais il agit avec précision, ne prenant aucun risque par maladresse. On le sent concentré, attentif à ses gestes et à leurs conséquences. Cette tension donne à sa silhouette quelque chose de ferme, comme de l’acier sous du velours. Certains bretteurs ont cette grâce. Les adultes le regardent évoluer avec un œil critique mais admiratif. C’est un bel exemplaire de fils, prêt pour l’avenir. Les petites filles ont un air allemand ; peut-être le sont-elles, en vacances sur la côte, ce n’est pas si loin de leur pays. Nous nageons, plongeons, séchons, regardons. Braque reste torse nu : « je n’aime pas remettre un tee-shirt après être resté un moment sans », me dit-il une heure plus tard, toujours déshabillé, « cela me gêne sur la peau ». Judicieuse et sensuelle observation adolescente.

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Le temps d’examiner les kayaks de mer à deux places Nautiraid déjà montés qui nous attendent au pied de la pension, et il est l’heure de déjeuner. Nous restons à Maslenitza jusqu’à demain matin pour éviter le vent du soir, qui se lève dès l’après-midi et qui peut devenir violent. Ce serait un peu fort pour le premier jour. Le déjeuner est soviétique et paysan, plantureux en graisse et féculents : soupe de blé dur et saucisses, pâtes à la tomate, salade de tomates et concombres pour accompagner des courgettes frites et des poivrons au four. Le dessert est une sorte de tiramisu, en plus solide. Le vin rouge de l’année, servi au pichet, est âpre et fruité, lourd, au goût de mûre. Il n’est pas très fort en alcool et doit s’aigrir très vite, ce pourquoi nous lui faisons un sort. Le vin est en tout cas nettement meilleur que le « concentré de pomme » en sirop chimique, livré aussi sur la table. La modernité prend toujours, dans un premier temps, le goût de l’artificiel. Ce n’est qu’ensuite que les saveurs se développent et que les consommateurs se font plus exigeants : souvenons-nous des limonades artificielles et acidulées des années 60 ! Qui d’entre nous en boirait aujourd’hui ?

L’après-midi, nous prenons les chambres pour y installer nos affaires, par trois et deux, comme hier. Les kayaks vérifiés et appareillés, nous partons faire un tour pour vérifier les réglages. Sur le mien, le câble droit du safran ne tarde pas à casser. Il nous faudra nous diriger sans safran, à la pagaie, ce qui n’est pas efficace avec un kayak double aussi bas sur l’eau, surtout quand nous n’en avons plus pratiqué depuis des années. Les enfants de la plage nous regardent évoluer avec curiosité. Tout ce qui est nouveau les séduit a priori, c’est le bonheur de cet âge. Nous sommes de retour une heure plus tard, après le tour de l’îlot en face pour tester nos manœuvres. Le vent s’est levé et souffle de plus en plus fort, chassant les baigneurs et peuplant les vagues de moutons blancs. C’est l’heure, pour nous, de peaufiner les réglages et de commencer à répartir les charges pour le séjour itinérant que nous allons accomplir. Nous ne reviendrons pas à Maslenitza.

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La fin d’après-midi voit passer, dans la rue qui longe la terrasse où sont disposés nos kayaks, des garçons en short, à pied ou en vélo, et des filles légèrement vêtues. Garçons et filles sont rarement ensembles mais vont par bandes du même sexe. L’austérité des mœurs socialistes a pris la succession de la religion sans même une analyse. Les « amoureux » ne sont tolérés qu’après 16 ans, quand ils apparaissent déjà comme des adultes en formation, du poil sur les jambes pour les garçons et des seins bien pommés pour les filles. Seuls les fruits mûrs ont le droit d’être cueillis, telle est la sagesse paysanne. L’air, la mer et le soleil ont tonifié les corps et cette santé est belle à voir. Je croquerais bien de la pomme de poitrine, pour ma part. Est-on sûr que la pomme d’Eve, mordue par Adam, aie poussé sur un arbre ?

Après la douche pour chasser le sel, nous allons au village. Il est blotti tout petit au fond d’une anse minuscule, à huit cents mètres de l’endroit où nous sommes. Deux épiceries-bazars où l’on vend de tout ravitaillent les pensions et les voiliers au mouillage pour la nuit. Les échoppes ont les murs sous-dimensionnés pour la toute neuve abondance capitaliste : les marchandises débordent, il y a des cartons dans tous les coins. Tout ce qui est soin et produits de beauté - shampoings, crèmes, savons, parfums, et jusqu’aux produits d’entretien pour la maison - est à l’honneur. C’est ce qui devait manquer le plus aux femmes qui font les courses, aux temps soviétiques pas si lointain. Nous achetons des melons, des poires et de l’huile.

Le dîner a lieu quand le soleil se couche, mais pas encore le vent, qui a forci. Il fait presque froid et nous enfilons des pulls. Seul un petit Croate du coin, de 9 ou 10 ans, reste torse nu toute la soirée. Je pense au mot de Braque : après le soleil, tout vêtement gêne. Il ne doit pas se vêtir depuis la sortie des classes et est déjà cuit comme du bon pain. La soupe de lentilles précède le poulet pané avec frites – encore du roboratif ! Le tout est accompagné de salade de betteraves rouges et de concombres. Le dessert est, cette fois, une panière de beignets « à rien », tout saupoudrés de sucre. Mariam comprend « aryens » car ils sont blonds ces beignets, comme les cheveux ras du petit garçon qui nous les apporte. La confiture maison a le goût de pruneau, très cuite comme il se doit quand les guêpes ont beaucoup goûtés aux fruits avant récolte.


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