"Quel est le principe du pouvoir dans les sociétés occidentales (qui se disent démocratiques) ?
D'abord, effectivement, les sociétés occidentales ne disent pas la vérité lorsqu'elles se disent démocratiques. Objectivement parlant il vaudrait mieux les appeler oligarchiques, au sens où le pouvoir n'y est pas exercé par le grand nombre mais par le petit nombre. Le petit nombre cherche à se faire passer pour représentatif du grand nombre, et dans l'intérêt même du petit nombre. Le petit nombre cherche à se faire passer pour représentatif du grand nombre, mais il n’en reste pas moins un « élite du pouvoir » (…), élite offrant plus d’une caractéristique commune avec l’ancienne nomenklatura des pays de l’Est, dont les membres s’entendaient entre eux pour défendre leurs privilèges et verrouiller le système à leur profit. On essaye par exemple de faire croire aux gens qu’ils sont libres de choisir démocratiquement leurs gouvernants, mais les partis qui alternent aujourd’hui au pouvoir ne divergent entre eux que sur des points de détails. Sur l’essentiel ils sont tous d’accord entre eux. Et les programmes qu’ils mettent en œuvre sont plus ou moins interchangeables. Il n’y a donc pas véritablement de choix. On continue, certes, à parler de droite et de gauche, mais la droite n’a plus rien en fait à voir avec la droite. C’est une droite honteuse, ne craignant rien tant que de se singulariser par rapport à la gauche. Une « moindre gauche », si l’on ose dire, étroitement alignée sur la gauche dont elle subit le pouvoir d’attraction. En sorte que les idées de gauche finissent toujours tôt ou tard par devenir celles de la droite. Et que la droite finit par ne plus être qu’une des composantes de la gauche. Cela ne signifie pas que le pluralisme n’existe pas dans les sociétés occidentales, mais il se circonscrit à la seule sphère privée, à l’exclusion de la sphère publique. D’où l’importance particulière des médias dans ce contexte, au sens où ils assurent l’interface entre la sphère publique et la sphère privée. Leur rôle est essentiellement un rôle de filtrage. Ils veillent à ce que certaines choses qui se disent en privé (par exemple ce qui vient d’être dit ici) ne puissent être répercutées dans la sphère publique. Bref, le fondement du pouvoir dans les sociétés occidentales (comme en bon nombre d’autres sociétés au demeurant) est le mensonge. Ajoutons que la distinction entre pouvoir et contre-pouvoir perd ici toute signification, car les éventuels contre-pouvoirs (justice, universités, médias, etc.) sont tous aujourd’hui étroitement intégrés au pouvoir."
Eric Werner, L’après-démocratie, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2001, p. 115-116