Mon métier me donne l'occasion d'être confrontée à de nombreuses personnes, à des métiers très divers, à des compétences éclectiques.
Après un premier contact avec une collectivité, je remets un questionnaire de 4 pages aux agents avec la consigne de me le rapporter lors de l'entretien individuel. Il y a toutes sortes de cas de figures : ceux qui n'ont pas trouvé le courage de le remplir, ceux qui ont souhaité le faire avec moi, ceux qui ne se sont pas senti concernés, ceux qui ont cru par devoir de ne pas y écrire un mot (syndicats...), ceux qui l'ont égaré... Les personnes sont très sincères et j'admets même un manque de volonté ou de temps car après tout, même si mon travail consiste à améliorer le leur, ils me doivent un résultat avant que je leur en donne un moi-même.
Pour être tout à fait honnête, ce questionnaire est réellement rempli par 40% des agents. Je pense qu'il est lu par 95% d'entre eux...par curiosité...
Bref, quand je constate un questionnaire parfaitement rempli, de façon exhaustive, je ne peux m'empêcher d'être un temps soit peu intriguée et même...inquiète !! Je cherche donc "la" raison, quasi soupçonneuse, comme une mère peu habituée aux bonnes notes de son enfant..."il a dû triché !"...
Ce jour là, un agent me donne de nombreuses informations sur son métier et les raisons pertinentes des dysfonctionnements de sa collectivité. Puis, il me tend son questionnaire que je regarde avec délectation : toutes les questions ont trouvé une réponse, l'écriture est fine. Un sourire de satisfaction apparait sur mon visage quand je lui donne congé. Arrivé à la porte du bureau, je le rappelle : "Pourriez-vous rajouter la liste du matériel que vous utilisez, en fin de questionnaire ? C'est très technique !". Son visage a changé, il pâlit, avance et recule nerveusement. Je réagis rapidement "je vais me débrouiller, je vous ai pris déjà beaucoup de temps, mais merci".
Quelques entretiens plus tard, j'ai la confirmation de ce que j'avais envisagé : cet agent est illettré. C'est bien une autre personne que lui qui s'est chargée du questionnaire. Cela n'enlève en rien qu'il a su me démontrer sa réflexion sur l'organisation et qu'il m'a apporté beaucoup ce jour là.
Mais l'équipe dans laquelle il évolue considère son illettrisme comme un handicap et ils ont raison.
L'Agence nationale de Lutte contre l'Illettrisme donne cette définition :
"L’illettrisme qualifie la situation de personnes de plus de 16 ans qui, bien qu’ayant été scolarisées, ne parviennent pas à lire et comprendre un texte portant sur des situations de leur vie quotidienne, et/ou ne parviennent pas à écrire pour transmettre des informations simples.
Pour certaines personnes, ces difficultés en lecture et écriture peuvent se combiner, à des degrés divers, avec une insuffisante maîtrise d’autres compétences de base comme la communication orale, le raisonnement logique, la compréhension et l’utilisation des nombres et des opérations, la prise de repères dans l’espace et le temps, etc.
Malgré ces déficits, les personnes en situation d’illettrisme ont acquis de l’expérience, une culture et un capital de compétences en ne s’appuyant pas ou peu sur la capacité à lire et à écrire. Certaines ont pu ainsi s’intégrer à la vie sociale et professionnelle, mais l’équilibre est fragile, et le risque de marginalisation permanent. D’autres se trouvent dans des situations d’exclusion où l’illettrisme se conjugue avec d’autres facteurs".
Notre agent, confronté très régulièrement à de nouvelles machines, ne savait pas :
- lire les modes d'emploi
- lire des consignes de sécurité
- lire sa fiche de poste
- demander et analyser un devis
- envoyer un mail
- écrire une lettre
- prendre en charge un stagiaire
- lire et comprendre son bulletin de salaire
- comprendre l'évolution de sa carrière
- passer un concours ou un examen
ETC
Autant d'activités et de tâches stoppées et devenues impossibles par le manque de compétences de base. Si l'équipe était bien consciente du problème, il n'était pas considéré comme tel par la DRH. Sa compétence technique, pensait la DRH, suffisait et cet agent qui, pour masquer ses lacunes, redoublait d'efforts, ne comptait plus son temps de travail. Pourtant son employabilité était à double tranchant : sa performance technique reconnue n'était possible que par le soutien de son équipe dont certains agent - et c'est un comble ! - passaient pour incompétents... Comment pouvaient-ils à la fois préparer le terrain de leur collègue, c'est à dire commencer par lui lire son planning de travail, lui donner des explications sur les nouveaux process, vérifier ses mails... et être totalement disponibles pour travailler avec lui ? Au fond, ils travaillaient pour lui dans l'espoir d'une réaction de sa part et surtout de la part de sa hiérarchie ou de la DRH.
L'illettrisme est un sujet tabou car les personnes illettrées mettent en place moult stratégies pour cacher leur handicap (et mon histoire en est la preuve) mais aussi parce que leur entourage ne les aide pas à affronter leur problème.
Si la maîtrise insuffisante des savoirs de base constitue un frein à une insertion professionnelle, elle est également source d'obstacles quotidiens pour les personnes qui ont un emploi. La loi du 04 mai 2004 a initié des "actions de lutte contre l'illlettrisme et l'apprentissage de la langue française" dans le cadre de la formation continue. En France, il faut des lois pour commencer à faire émerger des prises de conscience ! Les sociétés, les collectivités, les hiérarchies, les directions des ressources humaines - pourtant - devraient mesurer l'impact temporel, financier, moral... d'un travailleur illettré sur la collectivité. L'illettrisme touchant davantage les secteurs du bâtiments, les travaux ou l'entretien, les agents de ces secteurs sont plus souvent victimes d'accidents professionnels, plus clairement prennent et se mettent en danger.
Les DRH ont donc tout intérêt à engager une réflexion sur les compétences de base qui seraient notées sur les fiches de poste et évaluées à certaines occasions (par exemple, lorsqu'un agent souhaite évoluer). L'écart mesuré ou le constat d'insuffisance doit être pris en compte dans le plan de formation individuel. Il ne s'agit pas de stigmatiser un agent ou de le déconsidérer parce qu'on aurait "découvert" son handicap mais bien de l'aider : l'aider à surmonter ses peurs (les raisons de l'illéttrisme son multiples, parfois combinatoires, souvent douloureuses...), l'aider à mettre des mots sur son problème, l'aider à comprendre qu'il a besoin de ces savoirs de base et que l'emploi en collectivité nécessite ces connaissances...
Dans le cas d'un recrutement, il est aisé de vérifier l'aisance d'une personne en langue française qui refusera de remplir tous documents sous vos yeux (attention, 3 fautes d'orthographe dans une lettre ne constituent pas la preuve de l'illettrisme !) . Si la compétence technique a pu se vérifier, c'est lors d'un second entretien qu'il faudra aborder le problème et évaluer le potentiel du candidat à suivre une formation.
La lutte contre l'illétrisme doit passer par un référentiel des compétences de base, si basique qu'on en oublie presque de le mentionner et c'est ainsi qu'en France, il y a 1.8 millions de travailleurs illéttrés (57 % ont un emploi). Combien au sein de nos collectivités ?
N'hésitez pas à me laisser un commentaire ou m'envoyer un mail (ressourcesterritoriales@gmail.com) pour m'indiquer de quelle façon votre collectivité s'est engagée dans la lutte contre l'illettrisme. Vos réponses pourront faire l'objet d'un prochain billet.
Bonne semaine.
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