Le cognitivisme ou le miroir de la “connaiscience”
Des informations, comme le dit le philosophe Michel SERRES (1) : “Drogué de savoir, celui qui a perdu sa valeur vitale ; il faudra même se guérir du savoir”. “Nous ne vivons plus adonné au dit, nous allons perdre le langage à son tour après avoir perdu les sens, mais naturellement, adonné aux données. Non plus celles du monde, ni celles des langues, mais celles des codes. Savoir égale s’informer. L’information devient la forme supérieure et universelle de la drogue, de l’assuétude, de l’addiction. Ladite activité intellectuelle équivaut à la prise d’un narcotique : ne pas manquer la prise régulière d’information sous peine de perdre contact. La dernière annonce rend désuètes les précédentes, voici la loi de la drogue, où seule la prochaine prise compte”.
Commémoratifs
Une interview dans une revue de neuro-psychiatrie ( !) de Lionel Naccache à propos de la sortie de son livre (2) m’avait fortement irrité. Ainsi cette manière de cultiver l’ambivalence et l’ambiguïté, celle-ci relevant de l’ironie mordante, est sans aucun doute issue de l’inconscient, à peine voilé si ce n’est véritablement nouveau, de l’auteur. Cette manière me semble dans sa dénégation particulière devoir soulever quelque critique en forme de réponse.
Par ailleurs je m’étais intéressé à des publications de Leçons inaugurales au Collège de France : celles de Ian Hacking (3), de Stanislas Dehaene (4), et celle de John Elster (5). Le livre de Ian Hacking traduit de l’anglais par Baudoin Jurdant (6) est également un bon complément de ces “nouvelles” pensées. Je signale enfin l’ouvrage paru sous la direction de Jean-Pierre Changeux (7), dans lequel de nombreux chercheurs sont intervenus, entre autres Ian Hacking, Jacques Bouveresse ou encore Olivier Houdé, professeur de psychologie cognitive, Université René Descartes Paris V.
Donc Collège de France, orienté aujourd’hui “cognitivisme toute” ! “Le savoir en train de se faire”… au fronton du prestigieux Collège.
Ces ouvrages sont très intéressants, voire passionnants ; leurs auteurs sont des chercheurs de haut niveau, érudits, et engagés.
En ce qui concerne L.Naccache, neurologue à La Pitié Salpêtrière et chercheur en neurosciences cognitives au sein de l’Unité INSERM neuro-imagerie cognitive, lequel cite Dehaene qui cite Naccache - ils ont travaillé et travaillent ensemble - de quoi s’agit-il dans cette interview ? Dans le titre de son livre, titre subtil, se perçoit l’ambiguïté que j’évoquais ci-dessus. D’une part Freud, selon un bis repetita bien connu, est un découvreur des neurosciences, mais il s’est trompé de continent. Qui plus est, le titre parle d’un “nouvel inconscient” alors que l’auteur Naccache, devrait-on dire “les” auteurs (ci-dessus cités et d’autres cognitivistes !), affirme(nt) que ce continent freudien n’est en fait aucunement l’inconscient mais une “nouvelle” part de la conscience ! Nous avions déjà connu une nouvelle mouture de l’inconscient avec Henri Laborit, ainsi que “l’inconscient cérébral” de Marcel Gauchet (8). L’Inconscient comme La Culture n’appartient à personne !
Mais il y a ici sous l’apparente et ironique “connivence” avec Freud une manière très perfide de détourner sa pensée et conséquemment la pratique freudienne. Freud, dont il est dit dans un premier temps que ses intuitions sont désormais en partie vérifiées dans les laboratoires de psychologie cognitive, puis secondairement infirmées et contestées dans ses conclusions déductives. Bref, non pas un “retour à Freud” mais : “reprenons Freud et corrigeons le”… ! Correction de la part des “vrais” scientifiques puisque c’est là leur point d’honneur !
C’est ce qui sera explicitement développé dans le livre de Naccache.
Nous avions de manière cette fois indépendante des théories de Freud reçu avec une curiosité intéressée les expérimentations, passionnantes, d’Antonio R. Damasio, directeur du Département de Neurologie de l’Université de l’Iowa aux Etats-Unis et professeur à l’Institut d’études biologiques de La Jolla (9). Expérimentations dans le registre de “la neurologie de la pensée” pourrait-on dire, preuves cliniques à l’appui ici. Passionnante théorisation dont j’avais pu discuter - à peine discuter devant l’étendu de son savoir érudit et critique - avec Edouard Zarifian en écoutant, à New-York, Damasio. Mais interrogation devant un discord selon nous : d’une part cette nécessité d’expérimenter, après tout pourquoi pas, et d’autre part l’établissement entendu de conclusions, lesquelles Freud, cent années plus tôt, avait déjà déductivement théorisées : les émotions interviennent dans la construction de la raison !
Bien sûr cela est ici “démontré”, par des méthodes qui sont évidemment actuelles, contemporaines, “modernes”, mais à relire le texte de Freud, texte dense et difficile, sur “La Dénégation” (10), “Die Verneinung”, publié en 1925, nous avions trouvé que son élaboration, la notion de jugements au pluriel, d’attribution, d’existence, touchaient avec justesse la difficile implication du processus affectif dans l’instauration de la fonction intellectuelle. Ce qui n’est pas sans conséquence sur cette autre question, difficile également et longuement débattue en philosophie, de la perception ; ceci n’échappe évidemment pas à Freud dans ce texte ! La perception y est définie et mise en question habilement.
Une coalition ? Pourquoi ?
Question : pour “faire science” (11) aujourd’hui, faut-il un tel acharnement démonstratif expérimental, détermination surmoïque de quelle causalité se demande-t-on, plutôt qu’une démonstration logique axiomatique. Bien sûr Freud n’est pas Evariste Galois, et le domaine des dites “sciences humaines” ne se prête pas à une axiomatique essentiellement formaliste. Se prêterait-elle plus à l’expérimentation laborantine ? Praticien du quotidien, nous en doutons !
Durant la rédaction de ce texte (12) deux évènements confirmaient cette préoccupation.
Après les questionnaires de la MGEN dans certaines écoles (deux académies) de la région PACA, (la Fondation MGEN en Santé Publique est dirigée par Viviane Kovess), après les joyeuses études de l’INSERM, (l’efficace comparée des psychothérapies ; dépistage, prévention et prises en charge des enfants à problème, la MGEN s’étant d’ailleurs portée dans ce dernier cas d’une grande prudence dans ces dénominations de troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent !), le second évènement. Une journée de colloque au Collège de France, le 1er juin, sous la houlette des Professeurs Anne Fagot-Largeault et Stanislas Dehaene, étudiait l’état de la recherche en Psychiatrie. L’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris et l’INSERM en étaient les collaborateurs. Des “approches innovantes pour redynamiser les équipes et pour les patients” sont annoncées, tel “le continuum entre troubles bipolaires et schizophrénie”, ce “qui impliquerait une révision de la classifications des pathologies en jeu”.
Diable ! Refonder une classification est souvent une tentation évoquée actuellement pas les cognitivistes et les neuroscientifiques ! Il est également ici question du premier réseau national thématique de recherche et de soins en santé mentale, “Fonda-mentale”. A cette journée au Collège de France furent invités les chefs des services universitaires de Psychiatrie des CHU nationaux…
Savoir et vérité ; connaissance et pouvoir
Alors, INSERM, Fondation MGEN, Collège de France, Universitaires de la Psychiatrie, même combat, essentiellement cognitiviste ? Ceci amène à interroger ce qu’il en est du savoir, et ce qu’il en est de la connaissance. La psychanalyse pourrait-elle “entrer” au Collège de France ? Il a parfois été évoqué - rumeur ou pas - que Lacan en avait eu l’idée, lors de ses échanges avec le Professeur Claude Lévi Strauss (un ami bien placé me dit que là aussi, l’ethnologie est devenue cognitiviste).
Je prends la Leçon inaugurale de Stanislas Dehaene comme référent. Dès le début de sa conférence, deux propos sont à retenir. L’auteur dans ses remerciements (les noms importent aussi !) évoque le nouvel accueil au Collège de France de l’enseignement de la psychologie “après des décennies d’absence”. C’est dit-il qu’il y a eu un renouveau, soit “une reconnaissance des progrès sans précédents que connaissent les sciences cognitives”. Il assimile dès le départ psychologie et sciences cognitives. Le second point est la référence constante, logique par ailleurs dans cette démarche, aux théories de l’information. Pour lui une “science de la vie mentale”, puisqu’il s’agit explicitement de cela, est essentiellement science des lois de la pensée en tant que système d’informations. Il s’agit “d’énoncer des lois générales de la pensée, un domaine intime et subjectif que l’on aurait pu penser inaccessible à la méthode scientifique”. Dans la suite : “Comment distinguer une information consciente d’une information inconsciente ?”. A peine plus loin : “Le cerveau humain, superbe exemple de système de traitement de l’information…”.
Dehaene pose tout de même une question essentielle. Dans une note en bas de page il dit que les sciences cognitives laissent de côté - “pour l’instant”, bien évidemment, science oblige, ce sera décodé, nul doute de cela ! - le fait suivant : “le cerveau dispose-t-il de ressources suffisantes à sa propre description ?”.
Sur le premier point il est un peu court d’assimiler psychologie et sciences cognitives. Dehaene mathématicien, le sait cependant. Ses premières paroles sont celles de William James “la psychologie est la science de la vie mentale” (1890), ce qui suffit à Dehaene pour y voir, à son avantage c’est sûr, la naissance de la science psychologique cognitive ! Rectifions : l’approche cognitive est devenue une branche de la psychologie, branche importée de modélisations extérieures. Dehaene noie le poisson d’emblée en parlant de sciences de la vie, avec des mots très parlants (il n’y échappe pas !) tels que “l’exploitation de la panoplie des méthodes de la biologie, depuis la génétique jusqu’à l’imagerie cérébrale…”. Ces mots, “exploitation de la panoplie” sont, indépendamment de leur aspect moderniste, “progressiste”, explicites. Il s’agit non pas de s’appuyer sur des dires de patients, cet aspect de la pratique n’est nullement envisagé, mais d’exploiter des méthodes et d’appliquer des modèles.
D’où évidemment cet autre “fonda-mental” de cet ensemble “cognitiviste”, ensemble pluriel, le laboratoire. “…mon domaine de recherche dépend à présent de machines sophistiquées d’imagerie par résonnance magnétique, d’électro ou de magnéto encéphalographie.” Dehaene remercie alors une unité de l’INSERM et salue la naissance alors future de Neurospin, “Centre dont les équipements exceptionnels permettront d’aller encore plus loin dans l’analyse des fonctions cognitives humaines” !
Certes la psychanalyse de Freud et de Lacan semble bien mal “équipée” pour entrer au Collège de France ! S’il le fallait. Mais ne négligeons pas le fait que Freud posait explicitement et prudemment la question par rapport à l’Université (13).
Revenons au scientifique et à cette formulation de Dehaene : “…la pensée, un domaine intime et subjectif que l’on aurait pu penser inaccessible”. Qui est ce “on” ? Celui d’avant que les cognitivistes n’arrivent (où je pose la négation du subjectif !). Dehaene pose un premier principe des lois physiques du mental, celui de la mesure (il est mathématicien). Il rappelle à juste titre la mesure de la vitesse de l’influx nerveux avec Du Bois-Reymond et Helmoltz, dès 1850. Ces maîtres, cités par Freud avant Dehaene, ont influencé également bien évidemment les médecins de l’époque. Freud par exemple, découvrant la cocaïne cherchait à en mesurer les effets physiques dans l’organisme. Il utilisait, suite au dynamomètre pour les études sur la force motrice, un étrange appareil, le neuroamoebimètre d’Exner (14). Ceci, selon ses propres propos “pour mesurer le temps de réaction psychique”. Contrairement à ce que disent ses “sympathisants” et non moins détracteurs futurs, cela n’en faisait pas un précurseur neurobiologiste de l’esprit. J’ai évoqué voire montré comment la découverte de la subjectivité l’avait amené dans une autre voie (15). Pourquoi ? Parce que, sans abandonner loin de là une visée scientifique, il était un clinicien acharné. Et les cognitivistes font passer leur méthode avant la référence clinique. Le Réel intéressé au départ n’est manifestement pas le même. Le livre de Naccache se veut sans doute plus “clinique”. Pour Dehaene il est important de préciser que “…partout dans le monde se créent des laboratoires où le décryptage de opérations mentales rassemble…” divers chercheurs. Le point de départ n’est pas véritablement - je pèse le mot - la clinique de confrontation avec un patient qui parle.
Le labo en lieu et place du transfert ! Puisque “chez nous” le transfert est opération répétable dans le “labo” du cabinet.
Pour ce qui concerne l’Histoire Dehaene cite à propos de “logiciel du cerveau” Turing, Von Neumann, et Chomsky, Marr, comme référents de départ. Dans un livre un peu plus général (16), Georges Vignaux est plus prudent et nuancé. Il donne la définition de D. Adler (1989) : “sciences qui ont pour objet de décrire, d’expliquer et, le cas échéant, de simuler les principales dispositions et capacités de l’esprit humain - langage, raisonnement, perception, coordination motrice, planification…”. Définition à laquelle il adhère mais qui selon lui “n’est pas sans présenter un double inconvénient : celui d’abord, d’inciter à penser au caractère “totalisant” des sciences dites cognitives - une “nouvelle science de l’esprit” ? -, celui ensuite d’incliner à croire qu’il n’y aurait là que du “scientifique”, voire du descriptif, et non du “philosophique”. En vérité, la conjoncture se révèle plus que propice à certains partis pris quant à la “nature” de l’humain et des modèles qu’on peut construire de ses spécificités ou de ses conduites.” G. Vignaux fait bien remonter une naissance possible avec la logique mathématique “dans les années trente, puis quarante avec la première cybernétique, expression de ce projet de réduction matérialiste sinon mécaniciste du mental au physique”. Après le laboratoire fondé et dirigé par Mc Culloch au MIT c’est en 1960 que les psychologues Brunner et Miller fondent à Harvard un Center for Cognitive Studies . En 1967 parait l’ouvrage de U. Neisser, Cognitive Psychology, se démarquant de l’approche cybernétique (Miller, Pribram, et Galanter), elle-même contestant auparavant et remplaçant le modèle behavouriste classique.
Ici ce modèle psychologique est bien inséré dans l’Histoire, avec ses filiations.
Lacan s’est intéressé à ce modèle dès ses premiers séminaires, notamment dans ses applications dans la stratégie des jeux (17). Mais il parle alors du langage et de la parole. Et c’est bien le langage et la parole qui semblent, scientifiques obligent, gêner Dehaene et ses collaborateurs. Dehaene, brillamment sans doute, affirme la compétence quasi innée (Chomsky pas loin !) du calcul : dépassant Piaget et son dialogue avec l’enfant, il note “La présence des compétences numériques chez le nourrisson, avant même l’acquisition des premiers mots, souligne la possibilité d’une pensée abstraite sans langage” Il parle ainsi de “la nouvelle psychologie, inspirée de l’éthologie pour évaluer, sans recourir au langage, les compétences des bébés de quelques mois seulement”. Ainsi les théories de l’information dominent les recherches par rapport aux discours de patients. Les modélisations sont axées sur une exclusion de l’étude de la parole et du langage. “Le cerveau humain, superbe exemple de traitement de l’information…”
Je sais bien mais quand même !
Pour terminer je donnerai quelques critiques du livre de Naccache.
Il s’agit nous dit l’auteur, depuis la fin des années soixante dix d’un ménage à trois : psychologie cognitive, imagerie cérébrale fonctionnelle, neuropsychologie clinique.
Ce dernier terme subtilement associé au “couple parental” - on ne sait s’il s’agit du gamin ou d’un adultère consenti ! - est envisagé en tant que “la” référence clinique (qui manquait incontestablement), mais en y précisant le “neuro”. Cette dimension, la seule ici véritablement, de pratique clinique est cependant explicite : “branche de la psychologie qui s’intéresse aux mécanismes qui perturbent le fonctionnement psychique chez des malades soufrant de lésions cérébrales ou d’autres affections du système nerveux central.”
L’ouvrage vaudrait une critique détaillée, il est intéressant, courageux et utile. D’emblée les mots “perception” et “conscience”, “volontaire”, sont redondants, jusqu’à ce concept d’ “inconscient cognitif”, renvoyant Freud en son exactitude et son inexactitude au domaine de la conscience. Cet aménagement de l’hésitation imprègne la démarche de Naccache. Ainsi : “L’erreur de Freud” fut de croire découvrir l’ “inconscient”, alors qu’il nous dévoilait l’essence profonde de notre conscience !”. Et quelques lignes plus loin : “Cette clé de la conscience découverte par Freud, à son insu, peut aujourd’hui…”. L’inconscient - “à son insu” - est véritablement réservé, quelle folie pour lui, à notre Maître !
Après des chapitres tels “Esquisse pour une psychologie scientifique de la conscience” (on le voit venir !), ou “Taxonomie des inconscients” (il vaut mieux avec le pluriel noyer le poisson !), ou encore des descriptions plus ou moins polémiques sur Freud, le chapitre dans lequel l’auteur affine son but s’intitule : “La conscience retrouvée”. La thèse tant espérée mais douteuse est celle-ci : le système inconscient de Freud n’est jamais que “la conscience du sujet qui interprète sa propre vie mentale inconsciente à la lumière de ses croyances conscientes”. On ne sait plus s’il y a de l’inconscient ou s’il s’agit essentiellement de conscience… les deux ! De même pour l’avenir - et le présent ! - de la psychanalyse et la position de l’analyste, dont nous remercions Lionel Naccache pour ses conseils, l’ambivalence est maintenue. “…deux conclusions me semblent s’imposer : le psychanalyste devrait, je pense profondément, respecter le fossé creusé par Freud entre les sciences du système nerveux et la psychanalyse afin de ne pas chercher à unir ces deux sources d’informations sur la vie psychique, mais en même temps il devrait sans relâchement se mettre à jour sur ce qu’on pourrait appeler la réalité objective de la réalité psychique”.
Bien sûr, Naccache n’a rien compris à la psychanalyse. Pourquoi parler de deux réalités : psychique et objective ? Où a-t-il pris qu’il s’agissait de recueillir des infos ? Pourquoi se tenir …informé, à supposer comme il le fait que les psychanalystes ne le soient pas? Et bien, pour “ne pas manquer d’éducation” envers les patients, c’est-à-dire être capable de discuter avec eux des dernières trouvailles des neurosciences, de les informer (encore !) des incontestables progrès ! Le Savoir au mépris du transfert. Que serait-il advenu si Freud avait expliqué à Emmy les théories “sexo-nasales” scientifiques de Fliess ?… Naccache a du mal à séparer ce qu’il en est de la position de l’analyste, dont il ne veut surtout rien entendre, et celle de l’homme de connaissance.
Ce livre est exemplaire de cela. Lionel Naccache n’a rien compris à la psychanalyse encore lorsqu’il demande aux analystes d’abandonner le passé comme traces, fantaisies dit-il, non fiables, affabulations ! Il n’a pas compris le travail d’association libre, celui de l’enchaînement langagier, celui d’une logique non essentiellement liée à la conscience. Il nie tout ce que le passé peut engranger de signifiants et de déplacements des affects. Et sur la fin de l’ouvrage se marque encore son ambivalence : “En ce qui me concerne je suis le premier à reconnaître la richesse et l’importance de la vie mentale inconsciente”. On croit rêver. “Simplement, il ne faut pas confondre la réalité de celle-ci avec la représentation fictionnelle qu’en élabore la psychanalyse”.
Car pour lui la psychanalyse élabore dans la fiction et la croyance. Lacan a pu dire que conscience et imaginaire s’enchâssent l’un l’autre. Si pour nous l’inconscient freudien résiste, le cognitivisme élabore, miroir de Naccache, dans l’imaginaire. Ce n’est pas dire que les travaux ne sont que cela. Mais le Réel découpé par les cognitivistes actuels n’a plus rien à voir avec notre champ, au fur et à mesure de “leurs” avancées. La division subjective est pour “eux” déniée, seule compte celle qui passerait entre savoir et ne pas savoir.
Reprendre l’analyse originelle ?
Octave Mannoni a bien étudié la question de la croyance, Maud Mannoni celle de “la théorie comme fiction” (18) : “Cette formule “Je sais bien, mais quand même” (…) en un sens est constituante de la situation analytique, on pourrait dire qu’avant l’analyse, la psychologie n’avait voulu s’accrocher qu’au “je sais bien” s’efforçant de se débarrasser du ‘mais quand même’”. Octave Mannoni étudie cette Verleugnung dans le champ de la croyance.
Toujours en 1969 Octave Mannoni reprenait dans l’Analyse originelle “deux types distincts de savoir”, “non séparés et qui se soutiennent l’un l’autre, mais qui peuvent aussi entrer en conflit et s’empêcher mutuellement.” “La psychanalyse n’est pas constituée simplement par un savoir, encore moins par une technique, elle a pour objet propre le rapport que le savoir entretient avec l’inconscient”. C’est comme cela en effet que j’entendais, dans un contexte particulier à mon adresse, ce mot de Charles Melman : “nous n’avons pas le même savoir”.
Je rappellerai également, d’une autre façon par rapport à l’analyse originelle, ce que Moustapha Safouan (19) rappelait lui-même à propos d’Emmy Von M. Safouan distingue le savoir que Freud souhaite extirper dans le registre du souvenir, Emmy lui dit qu’elle ne sait pas, et le savoir de la patiente laquelle suppose dans son adresse un savoir à venir qui s’articule dans l’association libre. Ainsi ce fameux passé dont “se plaint” Lionel Naccache est bien présent comme support, de deux façons différentes - souvenirs ; articulation logique - de même que deux savoirs, originellement, sont distincts.
De quels textes s’agit-il ? De celui de l’analysant, Freud dans sa relation à Fliess, Emmy dans sa relation à Freud. Déjà savoirs différents, de l’un, de l’autre, et non en tant que connaissances essentiellement, ce qui est évident et peu intéressant ici. Mais à la fois différents et accordés dans le désir en jeu dans la relation même au savoir, relation appuyée sur une adresse où l’analyste se tient en ce lieu. Ce dont il s’agit est bien plutôt de tenir cette place vide en laissant se dérouler le fil logique des associations, association du particulier à un universel qui n’est pas vraiment celui de la science. Un savoir faire plutôt qu’un faire savoir, si pressant de nos jours ! Dehaene : “le cerveau dispose-t-il de ressources suffisantes à sa propre description ?”. Il semble jusqu’à présent qu’un cerveau ne vogue pas tout seul et ne se parle pas tout seul à lui-même, et qu’il faille toujours en passer par quelque Autre.
Notes
(1) Serres, Michel ; “Les Cinq Sens” ; Editions Grasset ; 1985.
(2) Naccache, Lionel ; “Le nouvel inconscient. Freud, Christophe Colomb des neurosciences”. Ed. Odile Jacob, septembre 2006, Paris.
(3) Hacking, Ian ; “Leçon inaugurale faite le jeudi 11 janvier 2001″, Collège de France, n°157, Chaire de Philosophie et Histoire des concepts scientifiques, juin 2001.
(4) Dehaene, Stanislas ; “Leçon inaugurale prononcée le jeudi 27 avril 2006″, n°186, Chaire de Psychologie cognitive expérimentale ; paru sous le titre “Vers une science de la vie mentale” aux éditions Collège de France/Fayard.
(5) Elster, John ; “Leçon inaugurale prononcée le jeudi 1er juin 2006″, n°187, Chaire de Rationalité et Sciences sociales ; parue sous le titre “Raison et raisons” aux éditions Collège de France/Fayard.
(6) Hacking, Ian ; (”The Social Construction of What ?” Harvard Univesrity Press, 1999) “Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?” Ed. La Découverte, textes à l’appui/anthropologie des sciences et techniques.
(7) “Collège de France. La Vérité dans les sciences. Symposium annuel. Sous la direction de Jean-Pierre Changeux”. Ed. Odile Jacob, janvier 2003, Paris.
(8) Gauchet, Marcel ; “L’inconscient cérébral”. Ed. du Seuil. La librairie du XXe siècle. Septembre 1992, Paris.
(9) Damasio, R. Antonio ; “L’erreur de Descartes. La raison des émotions”. Ed. Odile Jacob ; Sciences. (”Descartes’Error. Emotion, Reason, and the Human Brain”,1994 pour l’édition américaine) ; 1995, Paris.
(10) Capèle, Jean-Claude ; Mecadier, Daniel ; “Pour une traduction de La Dénégation de Sigmund Freud”, Le Discours Psychanalytique.
(11) Cf. Stengers, Isabelle ; “La volonté de faire science. A propos de la psychanalyse”.Collection Les Empêcheurs de penser en rond. 1992.
(12) Rappellons qu’il s’agit d’un texte rédigé en 2007 (N.D.L.R.)
(13) Freud, S. ; “Doit-on enseigner la psychanalyse à l’Université ?”(1919), in “Résultats, idées, problèmes I. 1890-1920″, PUF, 1984.
(14) Freud, S. ; “Contribution à la connaissance de la cocaïne” (1885), in “Sigmund Freud. De la cocaïne” éditions Complexe, 1976 (1963 pour la réunion des textes par Robert Byck) ; in “Un peu de cocaïne pour me délier la langue”, Max Milo édit. Essais et documents, 2005.
(15) Chassaing, Jean-Louis ; “Freud et la coca, un “allotrion” bien plus qu’une erreur de jeunesse. Pour une analyse détaillée de cet “épisode” in “Cocaïne. Aphasies. Etudes des textes pré analytiques de Freud”, Les Dossiers du JFP, érès, 2006.
(16) Vignaux, G. ; “Les sciences cognitives. Une introduction”, Editions La Découverte, Paris, 1991.
(17) Lacan, J. ; cf. par exemple la fin du séminaire “Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse”, conférence du 22 juin 1955, classée “Psychanalyse et cybernétique”.
(18) Mannoni, O. ; “Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène”, Seuil, Paris, 1969.
Mannoni, M. ; “La théorie comme fiction”, Seuil, Paris, 1979.
(19) Safouan, M. ; “Le transfert et le désir de l’analyste”, Seuil, Paris, 1988.
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