Karthala / 275 p.
Mémoires d'une terre trois fois sainte
Qu'il se pare d'objectivité ou qu'il assume sa part de subjectivité inhérente à chacun de nous, le journaliste a toujours joué le rôle de « transmetteur » de l'information, de « passeur » entre le fait et le lecteur, l'auditeur ou le téléspectateur. Mais plus encore, le journaliste est un témoin privilégié de son époque, de son temps. Rien de bien original en somme, sauf si cette période contient des zones d'ombres dont les historiens eux-mêmes ont du mal a se dépêtrer, et qui est vue par certains comme la période qui « créa le Moyen-Orient moderne » [1]. D'un coup, cela devient autrement plus intéressant.
'Issa al-'Issa est né en 1878 en Palestine. Trente-trois ans plus tard, après un détour par Jérusalem, c'est dans sa ville natale, Jaffa, qu'il lance son journal : Falastin. En quelques années, celui-ci devint l'un des plus influents du pays. Culturel mais aussi politique, le journal, au même titre que 'Issa al-'Issa lui-même, n'hésitait pas le parti-pris, à la limite du militantisme. Antisioniste parfois virulent [2], dénonciateur du régime ottoman puis britannique sans vraiment prendre de gants, le journal se voulait aussi être le relai des idées de la nahda al-orthodoxiyya [3]. Difficile donc, si l'on ajoute tous ces facteurs, de voir la publication de Falastin perdurer, et surtout, de voir ses comptes stabilisés. Et pourtant, ce fût le cas. Si le journal fût censuré plusieurs fois, le journalisme prôné et porté par 'Issa al-'Issa connu ses fidèles, partisans comme détracteurs, qui lisaient attentivement chaque dépêches et chaque opinions publiées.
Mais être influent a aussi son revers de médaille. Pris à parti par les autorités allemandes peu avant le début de la première guerre mondiale, puis par les Anglais lors du mandat, 'Issa al-'Issa connaît des difficultés juridiques et surtout l'exil. Ces contacts, tissés au fil des années, lui ont souvent permis de se sortir de situations assez délicates, mais surtout de rentrer dans son « pays », comme il appelle sa ville natale, pour relancer la publication du journal qui devint, avec le temps, de plus en plus engagé [4].
Avec cet ouvrage, Noha Tadros Khalaf nous offre une vision globale du métier de journaliste de l'époque, en de nombreux point semblable à celle du journaliste d'aujourd'hui. Jusqu'à sa mort en 1950, 'Issa al-'Issa est resté un militant, refusant certaines connivences allant à l'encontre de ses idées et de son éthique, mais acceptant aussi quelques arrangements lorsqu'aucune autre alternative n'était possible.
Témoin lucide ou visionnaire ?
Mais plus encore, la traduction intégrale, en seconde partie de l'ouvrage, des mémoires de l'homme (Min dhikrayat al-madi - Souvenirs) nous livre une peinture saisissante de l'époque. L'auto-biographie partielle de 'Issa al-'Issa devient donc, à sa manière et de son point de vue d'auteur / narrateur, aussi celle de la terre trois fois sainte. Ce texte est avant tout éclairant pour les spécialistes et vient combler une sorte d'ellipse historique : certains faits relatés par le journaliste permettent d'affirmer certaines dates, d'en infirmer d'autres ; ou encore de mieux appréhender les tractations politiques difficilement compréhensibles avec le peu d'informations que l'on pouvait avoir sur le sujet. Mais plus que cela, en 76 pages de l'édition originale en arabe, 'Issa al-'Issa nous fait parcourir l'Histoire d'un pays déchiré ; qui se cherche. Il nous y emmène, nous y transporte. Si la description n'est pas son fort, il a par contre une certaine facilité à raconter les détails anodins pour beaucoup, mais qui donnent de la force et ancrent le récit dans la tête des lecteurs.Connaissant ce que beaucoup appellent « les grands » de l'époque [5], le journaliste palestinien nous permet aussi d'entrevoir l'envers de la rue, avec ses tractations politiques, économiques ou encore confessionnelles ; le tout, le plus souvent, dans l'indifférence totale des désidératas de la population. Se définissant comme « nationaliste », 'Issa al-'Issa n'épargne à vrai dire personne, religieux, dirigeant ottoman ou britannique, mais plus encore sioniste. Ce combat devient acharnement, toujours dans les limites que lui imposent son éthique, et donc, sans débordements excessifs, si ce n'est selon les partisans les plus radicaux de la colonisation de la Terre sainte. Mais 'Issa al-'Issa ne se bloque pas pour autant sur ce sujet, qu'il prend comme actualité brute ou comme fait politique : il ne se gêne pas non plus pour critiquer ouvertement et assez durement les dirigeants arabes, chose peu commune même à l'époque. Les remarques fusent, soit dans ses mémoires, soit dans des poèmes qu'il écrivit deux ans avant la fin de sa vie : « Grâce aux altesses, aux royautés et aux excellences / A sa sainteté le mufti al-Amin et tous ceux qui l'entourent / Au Haut Comité arabe qui refuse de démissionner / Au gouvernement de Gaza qui augmente le dilemme / La pauvre Palestine est perdue à ses fils à jamais. » [6] On pourrait encore citer cet extrait : « Rois des arabes ayez pitié / Arrêtez de démissionner et de vous entre-tuer / Nous avions, un jour, espoir en vous / Mais tout ce que nous espérions fut illusion ». [7]
Un chercheur qui trouve
Mais les mémoires sont-elles pour autant abordables de tous ? Pas vraiment. Le lecteur lambda refermera rapidement l'ouvrage, trop complexe ; tandis que les plus intéressés se forceront à le lire péniblement. Et c'est ici que rentre en scène Noha Tadros Khalaf, Docteur en études arabes de l'Institut national des langues et des civilisations orientales (INALCO), et chercheur associé à l'IREMAM, l'Institut de recherche et d'études sur le monde arabe et musulman. En 120 pages, le tableau est peint, le décor planté. Le chercheur replace les évènements historiques dans leurs contextes. Le rôle des factions politiques ou religieuses est expliqué, longuement, prenant presque le lecteur par la main mais sans pour autant rentrer dans du paternalisme.
Le lecteur chemine, certes avec l'aide de l'auteur, mais c'est cette aide permet d'avoir une évolution des idées, un discernement important du contexte.
Avec ces quelques pages, Noha Tadros Khalaf permet d'apprécier à sa juste valeur les mémoires d'Issa al-'Issa qui, sans cela, seraient probablement restées dans l'oubli, ou gardées comme un trésor par quelques chercheurs ou journalistes spécialisés.
Loin de se cantonner à sa seule profession, 'Issa al-'Issa navigua partout. Intellectuel marquant de son époque, le fondateur de Falastin impose aujourd'hui encore ses mémoires, qui se révèlent étonnamment d'actualité malgré les années écoulées. Témoin mais aussi véritable visionnaire aux idées avant-gardistes, 'Issa al-'Issa nous offre, comme l'avoue Rashid Khalidi dans la préface, un « ouvrage [qui] vient combler un vide majeur dans notre compréhension de l'histoire contemporaine du Moyen-Orient ». Les mémoires, doublées d'une introduction à la compréhension remarquable et indispensable de Noha Tadros Khalaf, nous donnent un ensemble plus qu'intéressant, à mettre sans hésiter entre les mains de passionnés d'histoire, de politique ou même de journalisme. Un régal intellectuel, nuancé à souhait, éclairant à foison et enrichissant à point. Que demander de plus ?
Th. C.
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Notes :
[1] : Selon l'expression de David Fromkin, fondateur du think-tank Middle East Forum et auteur du remarqué « A Peace to End All Peace » (1989). Cité par l'auteur.
[2] : Ce qui lui valu de nombreux désagréments, autant personnels que pour le journal, comme le montre cet extrait, tiré de ses mémoires : « Mr Morgenthau, ambassadeur des Etats-Unis à Istanbul, vint un jour visiter la Palestine, surtout les colonies et les institutions juives, et notamment Tel-Aviv qui était en cours d'élaboration et de construction. Il reçut partout où il alla une plainte généralisée contre le journal Falastin, dont tout le monde réclamait la fermeture. Dès que Mr Morgenthau arriva à Istanbul, il réussit à convaincre Kamal Pacha de donner l'ordre au mutassaref de Jérusalem d'interdire le journal Falastin une fois pour toutes. » p. 135-136
[3] : Mouvement lancé par la communauté arabe orthodoxe, et qui se traduit par « Le Renouveau orthodoxe ». A l'époque en assez mauvais termes avec le patriarcat grec, « corrompu et opulent » selon l'auteur.
[4] : Fin 1934, le parti al-Difa' est formé avec l'aide de 'Issa al-'Issa. Comme il le déclare lui-même dans ses mémoires, « Le journal Falastin devint son porte-parole. »
[5] : 'Issa al-'Issa rejoignit par exemple l'émir Faysal à Dams, « et demeura à son service dans la phase du Gouvernement arabe puis du Royaume arabe jusqu'à sa chute en 1920. »
[7] : « La Palestine perdue », p. 242
[8] : « Faites la guerre ou faites la paix », p. 242 - 243