On s'imagine toujours très mal les choses qu'on ne connaît pas.
Ainsi, j'ai embarqué ma frêle personne en ballon et ce que j'y ai vécu ne ressemblait en rien de ce que j'avais imaginé.
C'était un ballon magnifique, presque hallucinatoire de ses couleurs vrillées sur le globe. Fait étrange, il était tout dur, bâti d'un métal inconnu et très léger. Il y avait longtemps que je voulais y monter, mais je n'osais pas, terrifié à l'idée de me trouver au milieu du ciel pris d'une crise existentielle. À voir le monde d'en haut, je craignais la tentation de renoncer à ma condition d'homme pour y troquer une envolée d'oiseau fatale.
Je l'avais vu pour la toute première fois, ce ballon rutilant, lorsque je passais le gué pour me rendre à l'Institut d'éducation sentimentale où j'entamais des cours intensifs. Cela s'imposait. J'en étais venu à la conclusion désespérée, après maints et maints échecs amoureux, que j'étais inapte à l'amour. J'avais entendu par une fée un peu réchauffée au Pays de Bière et d'Orge Poilu qu'il existait une telle institution. Elle se vantait, en abusant de liquide, être devenue une experte amoureuse et aimée.
Cette mystérieuse Institution était demeurée un rêve insolite dans mon esprit, moi qui accordait peu de crédit au récit décousu des fées dépravées. Néanmoins, je dus me résoudre à accepter son existence lorsque je tombai nez à nez avec le palais délicat où se donnaient ces cours savants. J'étais en voyage d'affaire sur la côte de L'Empire de Polynectar alors, et j'étais plus que jamais tourmenté par mes amours moribonds. Je m'y inscrivis derechef.
J'y appris des préceptes fascinants sur l'amour courtois, sur la poésie et sur toutes les façons de rendre le coït intelligent et stimulant à l'extrême. Je m'y trouvai un naturel, je dirais même une passion. J'abandonnai la compagnie pour laquelle je travaillais et m'installer en l'Empire de Polynectar, pour étudier à plein temps à l'Institut.
C'était donc au milieu de cette année fantasque que je décidai d'essayer ce ballon. Il était posté tout au sommet d'une colline verdoyante, habitée par une vieille licorne nommée Bijou. La licorne n'avait rien à voir avec le ballon, bien entendu. Elle était beaucoup trop occupée à faire la belle près des fontaines, des jardins, des lacs ou des ruisseaux, quoiqu'elle soit devenue laide et moche, pendante de peau et de crins emmêlée. Elle aimait par contre lorsque le ballon quittait le sol et elle levait la tête au ciel un moment. Sa corne scintillante, c'est la première chose que je remarquai lorsque le ballon pris l'air d'assaut.
Le farfadet qui s'occupait des tours de ballon était obscur dans son langage. Je voulais lui proposer de lui payer la ronde tout de suite, mais il insistait dans son langage bizarre ''que je voie avant, que je paie après". Je me résignai donc à cette méthode, qui insinua en moi les peurs de crise existentielle que j'avais écartées.
Le ballon pris son envol beaucoup plus rapidement que je l'en croyais capable. Tout d'un coup, j'avais l'Empire de Polynectar sous les talons. Vallées, montagnes, prairies, puis la mer immense d'un autre côté, bleue de partout et très longue. Je restai sans voix, ce qui n'était pas gênant, parce que le farfadet était resté à terre.
Il me pris pendant un instant, une envie folle de me lancer avec les oies qui contournaient mon vaisseau, mais je me retins aux bords de la nacelle avec une telle force que j'en eus les mains endolories pendant une semaine. Je ne compris rien. Je ne sus quoi en dire. Le farfadet avait tôt fait de me redescendre sur terre pour réclamer son du.
Mais, depuis, je me sens tellement léger. J'ai le bourdonnement des hauteurs dans les oreilles. Je marche vite, comme si la lande défilait sous mon regard. Le ballon des têtes légères. Le ballon des rêves fuyants.