Le grand jeune homme transparent

Par Philippe Di Folco

(Bon, en hommage au Rugby qui me fait vibrer, voilà :)


Ceci est l'histoire du jeune homme transparent. Ou bien plutôt l'histoire de celui que l'on ne voyait pas. Ou bien encore de celui qui ne se voyait pas dans le regard des autres. Il ne s'agit pas de trois choses différentes. D'abord les histoires et les choses, aucun rapport, on est d'accord. D'un côté la fiction, de l'autre le réel. D'un côté des histoires inventées, de l'autre des objets gisant sur le sol, des personnes sans vie pleines de sang, des choses souvent impossible à décrire. Des états, si l'on veut. Ce jeune homme était dans un drôle d'état. Il ne se voyait pas dans le regard des autres. Non pas qu'il fût tout petit petit. Non. Non pas. Bien au contraire, son corps démesuré le portait à surplomber le corps des autres. Même en visant les sourcils, il ne regardait jamais les autres de front. Ainsi font les chamanes, paraît-il. Tous fuyaient. Tout fuyait. Semblait-il. Même avant. Même avant les essais de transformation. Même avant les efforts sur soi. Comment devenir intéressant. Un livre qu’il a commandé. Comment devenir intéressant en vingt leçons. Reçu par la Poste. Même pas un mois pour y parvenir. Même pas trente jours pour se retrouver dans le regard des autres. Valait le coup d'essayer. De franchir les vingt jours le séparant des autres. Comme Lamazou l'essai de la victoire. Mêlée après mêlée, à force de mordre dans le vide, d'agripper le vide, de n'être pas sélectionné, on se pose des questions. Pas toujours les bonnes. Ne pas se prendre la tête. En troisième mi-temps, tous à table, les conversations portaient sur les jeux, les postures, la souplesse, la vitesse. Ce soir-là, le jeune homme remarqua qu'on l'avait éventuellement remarqué pour un remarquable marquage à gauche du numéro dix, un adversaire pourtant… remarquable. Pendant la troisième, le capitaine évitait de le regarder dans les yeux. Ou plutôt le jeune homme n'osait pas renvoyer au capitaine son regard. On évoquait éventuellement son nom à lui, lui, le jeune homme qui ne se voyait pas dans le regard des autres, du moins en était-il pratiquement certain maintenant, mais le jeune homme faisait comme si on ne parlait pas de lui. Il était à la fois contrarié par cette quasi indifférence et envieux des autres, de ses co-équipiers qui semblaient toujours au centre des conversations de cette troisième qui n'en finissait plus. Son voisin, avec son cou de taurillon l'inquiétait plus que de coutume. Son voisin lui donnait sans faire exprès semble-t-il de grands ramponneaux dans les côtes avec ses énormes coudes noueux, de grands coups de genoux pour prendre le sel, le pichet ou le plat d'agneau. Personne, semblait-il, ne lui proposait quoi que ce soit, par exemple l’eau, le vin ou la viande. Il devenait transparent. Peu à peu. Et puis soudain, effectivement, pendant la troisième. Ce soir-là, et les jours suivants. Il est transparent. Non pas qu'il manquât de calories, ça non. Mais il lui semblait que les autres grossissait à vue d'oeil. Il lui semblait que les autres remplissaient tout l'espace donné, ce cône de visibilité compris entre la ligne supérieure et la ligne inférieure qui permet d'appréhender le corps de la personne qui vous fait face. Ce cône chez lui s'obscurcissait. Enfin, croyait-il. Son ophtalmo lui disait que tout allait bien Z - U - O, allez-y, non 10 sur 10... Non, pas de trouble. Vous êtes en pleine forme. Et cette fracture ? Oubliée ? Et ma cicatrice ? crut-il bon d'ajouter. De quoi me parlez-vous ? Ah, cette marque, là, au dessus de votre arcade droite ? Elle était pas à gauche avant ? Drôle de coup. Sa petite amie lui avait fait la même remarque. Enfin petite, oui, rapport à sa taille à lui. Elle le regardait d'en bas, la clope dans une main, la fumée s'échappant nerveusement d'une narine, la gauche, enfin, on ne sait plus, toujours était-il que ce soir-là au Cosmos, elle s’était trompée, la gourde, enfin non, mais elle est blessante dès fois, lui semblait-il, surtout quand au cours de cette troisième mi-temps, ses yeux... Enfin, quoi, il lui semblait bien qu'elle matait uniquement Bruno, le taurillon, celui qui lui fichait des coups dans les côtes. Quand il décida de démissionner du club, il prit un mois pour se retrouver. Pareil, quant au téléphone il ne répondit plus à sa petite copine. Le répondeur répondait à sa place. Elle insista, pas trop, puis, apparemment se lassa. Il aurait aimé qu'elle insiste un peu plus. Mais bon, au bout du troisième jour, le livre ouvert à la page vingt-deux... Il désirait de toute façon de la solitude pour expérimenter cette méthode Comment devenir intéressant. Son déodorant Axis Furor était allongé sur la tablette en faïence ébréchée. Sa barbe de trois jours... Sa poubelle sentait mauvais… Ses sous-vêtements aussi... Le téléphone ne sonnait plus. La solitude lui tombait dessus enfin pour de vrai. Il le voulait ainsi. Pourtant, Bruno appela un soir. Il ne décrocha pas. Il avait reconnu la sonnerie. Un système sélectif. Quand c'était Bruno, ça sonnait dans les aiguës. Au contraire, quand c’était sa meufe, la sonnerie était stridente. Ses parents n'appelaient que rarement. Le moisi envahissait l'évier et l'office. L'été arrivait. La fin d’une saison. Bruno disait de sa voix nasillarde sur le répondeur : "On se retrouve avec les poteaux au Cosmos, t'as intérêt à donner de tes nouvelles car la sélec..." Il coupa net la bande et sélectionna la touche "Effacer". Mais, en se regardant simultanément dans la glace crasse du placard de la salle de bain... il ne vit pas sa gueule. Non, à bien y regarder, il lui sembla distinguer un jeune homme fatigué, avec une vieille barbe bleue, des cernes violacés, des cheveux gras. Pas de sourire, surtout ne pas sourire. La méthode Comment devenir intéressant lui recommandait au onzième jour seulement de recommencer à sourire. Et encore, le livre n'appelait sourire qu'une sorte d'articulation zygomatique asynchrone. Un rictus en fait. Mais le jeune homme ne connaissait pas trop le sens de ces mots. Les mots d'ailleurs depuis quelques temps lui paraissaient tous obscurs. Le dico usagé de son grand frère gisait éclaté au sommet de l'étagère de la cuisine entre la farine et les conserves que sa mère... Il aurait bien appelée sa mère. Mais elle serait encore au champ, dans son jardin, ou avec la mère Pareau, en train de délirer... La sonnette de l'interphone. Qui était-ce ? Personne jamais ne venait. Sauf sa meufe quand il lui donnait rendez-vous pour le faire. Ils le faisaient, rapidosse et puis zou. L'entraîneur n'était pas très chaud qu'ils le fassent la veille des compètes tout en sachant bien que c'était l'une des méthodes les plus sûres pour « dé-stresser les petits gars ». Mais là, on était en fin d’une saison. Bruno, lui, le faisait tout le temps, du moins, c'est ce qu'il braillait aux autres. Les autres le répétaient. Lui, le jeune homme que personne ne remarquait, se taisait. Il regardait son sexe lourd pendouiller et se taisait. Comment devenir intéressant interdisait tout contact humain de quelque ordre avant le seizième jour. Il se tue quand, décrochant le combiné de l'interphone, il crut reconnaître la voix. Mais, il s'agissait en fait d'un ouvrier qui ne possédait pas le passe de l’entrée de l’immeuble. Pour aller réparer la tuyauterie de la voisine. Un gag, ce truc ! Il hésitait à pousser le déclencheur du verrou. Il parlerait sans doute mais la méthode Comment devenir intéressant lui interdisait avant le treizième jour. Faute de quoi tout serait à recommencer. Le plombier braillait dans le micro. Le jeune homme appuyait maintenant convulsivement. Il pouvait entendre OK, OK, merciiiiiii, OK, OK. Et tout en appuyant convulsivement, interminablement, il se demandait quelle réaction le plombier manifesterait, s'il le découvrait ainsi, hirsute et nu, la gueule crispée... ne pas rire... ne pas parler... l'oreille collée à l'interphone à présent mort... un souffle électronique... une sorte de voix de fin silence... Midi approchait. Plus rien à bouffer. La gargouille, intense, se transformait en douleur dans tout le corps. Pourtant il avait grossi, sa meufe le lui avait dit l'autre soir, le dernier, juste avant le Cosmos, juste avant la troisième mi-temps. Elle pinça les poignées d'amour, s'y agrippa tandis qu'il lui donnait une série de rentre-dedans. A présent, son hâle avait disparu. Jouer dans le midi, au soleil, au pays, y'avait que ça de vrai. Mais là, plus au nord, avec cette pluie de fin mai, ce temps qui ne changeait pas. Le crachin sur son visage tiens, un vrai truc réel. Le dégoulis sur sa tronche. Il vomissait maintenant. Il éructait des mots sans suite. Le quinzième jour arrivait. Le studio puait vraiment. Les étagères regorgeaient d'objets lui semblait-il totalement inutiles. Les cadeaux de sa meufe lui paraissaient dérisoires, et il les jeta. Il jeta également les livres que son père lui avait donné après le bac, les photos de famille dans leurs cadres Ikeas, les mêmes que Bruno. Il jeta les vieux sacs de sport qui contenaient les maillots échangés lors de matchs précédents puis se ravisa. Alors, il crut bon de mettre aux ordures tous les souvenirs de vacances, les Tour Eiffel, boîtes à musique, coquillages, réveil Mickey et Minnie, pantoufles Pikachu, masques thaïlandais, grill pain italien orange, débouche évier et des dizaines de bidons de poudre chocolatée protéïnée, ainsi que la serpillière pourrie et le sac de couchage dans lequel il traînait, faute de dormir directement dans son lit. Il fit le ménage. En deux heures, il était rasé, propret, avec un peu d'Axis et d'Harpic, tout était redevenu clean. Comme avant. Comme avant, il mit son costume à rayures Eden Park par-dessus sa chemisette bleue. Il partit pour le Cosmos. Six heures du soir. L'apéro, le pastis, un coup de soleil dans la tronche, un sourire de femme en passant. Fit glisser sa main droite dans ses cheveux. Il pensa à la jeune coiffeuse. Ralentit le pas en passant devant. Le salon était lumineux. Il vit les petites fesses serrées dans le pantalon noir. Il banda. Il pensa à Bruno. Il ne banda plus. Il monta dans le bus orange. Cédant sa place à un viocque, il vit que tout le monde, tous les passagers le mataient fixement. Puis des sourires s'esquissèrent. Puis les conversations reprirent. On parla du match. Alors c'est la belle demain soir, hein ? Oui, répondit-il au monsieur debout à ses côtés qu'il dominait de trente bons centimètres et qu'il essaya de fixer aux sourcils tout en souriant. Un portable sonna. Une voix féminine s'éleva dans le fond du bus orange. Sa meufe ! sa meufe ne l'avait pas vu monter. Le portable collé à l'oreille gauche, elle répondit avec ce même ton faussement enjoué qu'il lui connaissait si bien. Le ton qu'elle prit, en fait, il l’admit immédiatement, était le même que sur le répondeur, les centaines d'autres fois. Elle jouait sa petite comédie de fille fatalement bonne qu'à ça. Réservée aux mecs dans son genre. Chargée régulièrement de les faire décharger. Obéissant aux règlements, aux cycles, aux principes implicites approuvés entre le capitaine et elle. Le jeune homme soudain abattu. C’est Bruno qui est en train d'appeler la meufe sur son portable. Alors il descend un arrêt avant le Cosmos. En arrivant, les autres lentement se lèvent. Tu étais où ? demande Bruno. Le grand jeune homme lui met une droite puis une gauche puis un coup au foie. Le grand jeune homme le bloque de sa main droite à la gorge, la main comme une serre, un étau, bloquant la trachée, décollant la thyroïde. Les autres se précipitent. Le patron les jette dehors. Pas de ça chez nous les petits gars. Bruno se cramponne aux autres. Retenez-moi articule-t-il. Dégage vite disent les autres. Sa meufe, devenue son ex, pleure tout en le regardant, le rimmel dégueulasse, le fond de teint comme un flambi. Tout en le voyant reculer, les autres lui signifient avec les mains de dégager vers l'arrière. Le grand jeune homme recule vers l'arrière tout en fixant le visage ensanglanté de Bruno qui ne fait jamais la comédie. On a pas le temps. Il ne se sent plus hors jeu. Les autres, tout les autres, les potes et les passants, le regardent maintenant droit dans les yeux. Semble-t-il.


(c) Philippe Di Folco / Editions Denoël