Les seules autorisées à fréquenter les ateliers appartenaient à la catégorie des modèles que les artistes rétribuaient pour la pose et sur lesquelles la société jetait un regard réprobateur. Le modèle se confondait – parfois avec raison, mais pas toujours – avec la lorette, la grisette, la prostituée. Il suffit de lire quelques romans du temps pour en trouver confirmation, en particulier Manette Salomon, des frères Goncourt.
La production des rares artistes-femmes était considérée, non sans mépris, comme de « l’art féminin ». Même Baudelaire, pourtant très en avance sur son temps, n’échappait pas à la tentation des stéréotypes. Dans son Salon de 1845, il écrivait d’Eugénie Gautier : « Elle peint comme un homme […] La peinture de Mlle Eugénie Gautier n’a aucun rapport avec la peinture de femme, qui, en général, nous fait songer aux préceptes du bonhomme Chrysale [allusion au père, dans Les Femmes savantes, n.d.l.a.]. » Dans le même compte rendu, il disait de Mme de Mirbel qu’elle avait « le grand mérite d’avoir apporté la première, dans le genre si ingrat de la miniature, les intentions viriles de la peinture sérieuse. » En d’autres termes, une femme ne pouvait prétendre appartenir au sérail que si elle pratiquait l’imitation de l’art masculin (en quoi l’art serait-il sexué, d’ailleurs ?…) en renonçant à toute originalité. Reflet du temps, il faut en outre noter que l’Ecole des Beaux-arts ne sera ouverte aux femmes qu’en 1897, avec cette réserve majeure que les classes de dessin de nu leur étaient interdites, une absurdité du puritanisme ambiant, lorsqu’on sait que l’art académique reposait essentiellement sur la représentation du corps humain d’après nature !
Avec elles@centrepompidou, le musée de Beaubourg a tenté le pari audacieux, mais intéressant, d’organiser une exposition entièrement consacrée aux artistes-femmes des XXe et XXIe siècles, en affichant l’ambition de les remettre au centre de l’art moderne et contemporain. Un événement d’envergure, puisqu’il durera un an et présente, sur 8000 m2, plus de 500 œuvres de 200 artistes, rendant compte, à la fois, des obstacles que les femmes durent franchir pour s’imposer dans un monde masculin et de la diversité de leurs créations.
A l’entrée du niveau 4, Feu à volonté aborde d’emblée la question de l’engagement féministe et de la rébellion artistique. Part belle y est faite à Niki de Saint Phalle (La Mariée, 1963), Rebecca Horn (Whipmachine, 1988), mais aussi aux intéressantes provocations des Guerilla Girls (The advantages of being a woman artist, 1988 et le détournement aussi drôle qu’iconoclaste de la Grande odalisque d’Ingres). On notera encore Peeing with a Blue Dress (1996) de Marlène Dumas, comme un clin d’œil à la Grande Pisseuse de Picasso, ainsi qu’un double portrait orné de vulve d’Elke Krystufek, Size does not matter, age does matter (2006) qui rappellera aux amateurs Le sexe de l’intelligence ou certains portraits de Lilith de Michel Desimon. On ne peut évoquer la symbolique de ce « feu à volonté » sans citer le célèbre Genitalpanik (1969) de Valie Export ou Le Baiser de l’Artiste (1977) d’Orlan, deux figures emblématiques.
Corps slogan met en scène une vision des stéréotypes du corps féminin, mais au moyen d’une approche distanciée qui permet de revisiter ce corps et invite à la réflexion avec, notamment, la belle et inquiétante photographie Sans titre n°7 (2003) de Valérie Belin, un autoportrait de Louise Bourgeois et plusieurs vidéos de performances. Les organisateurs ont su éviter ici le piège du glamour ou du sexy, et l’on ne peut que les en remercier.
Excentric abstraction réjouira les amateurs du genre, avec Black Windows (2006) de Toba Khedoori, Sans titre (1978) de Hessie ou Rouge Cardée (2004) de Monique Frydman.
Une chambre à soi traite de l’espace privé, qui, naturellement, ne se confond qu’avec ironie à l’espace domestique. On notera en particulier l’opposition organisée entre la baroque et onirique Chambre 202, Hôtel du Pavot (1970) de Dorothea Tanning, l’installation minimaliste Sans titre (2001) de l’artiste coréenne Koo Jeong-A et le très kitsch Sans titre, 1989 de Florence Paradeis.
Enfin, Les Immatérielles traite la question toute contemporaine de la dématérialisation de l’œuvre d’art.
Le choix des organisateurs d’avoir pris pour thème les artistes-femmes semble faire polémique. Indispensable démarche, nécessaire pour mettre en lumière les créatrices trop souvent reléguées au second rang affirment les uns, dangereuse ghettoïsation répondent les autres. Ce débat est symbolisé par Portraits grandeur nature, œuvre récente d’Agnès Thurnauer, qui présente, sur un fond violet, une série de badges sur lesquels sont « féminisés » les noms d’artistes masculins célèbres : « Annie Warhol, Jeanne Nouvel, Francine Bacon, La Corbusier, Marcelle Duchamp », etc. Curieusement, la série débute par « Louis Bourgeois », unique masculinisation. Un mélange à parité (pourquoi pas Léon Fini, Charles Perriand, Mario Laurencin… ?) aurait sans doute rendu compte de la normalisation de la situation de la femme dans l’art contemporain, exprimé la notion saine d’un art sans sexe (ou plutôt sans genre, au sens américain de gender), d’où toute ségrégation serait absente, sans prendre le risque d’une relecture partielle, orientée, voire fantaisiste, de l’histoire de l’art.
Pour autant, le débat étant posé, le visiteur ne boudera pas son plaisir de découvrir nombre d’œuvres rarement livrées au public. La vraie réserve que l’on pourrait exprimer au sujet de cette exposition (outre les œuvres saupoudrées au niveau 5) concerne l’abondance des pièces exposées qui, en dépit d’un accrochage assez réussi, entretient chez le visiteur un sentiment de saturation. L’exposition ne fermant ses portes qu’en mai 2010, on peut toutefois envisager de s’y rendre à plusieurs reprises, afin de mieux en profiter.
Illustrations : catalogue de l’exposition (Editions du Centre Pompidou, 381 pages, 39,90 €) – Suzanne Valadon, La Chambre bleue, 1923, Collection Centre Pompidou (diffusion RMN, photo Jacqueline Hyde) – Barbara Kruger, Untitled, 1986, Centre Pompidou (diffusion RMN, photo Philippe Migeat).