Emeline et les autres

Par Frédéric Romano
- Lui : Cécile !!! Fais-moi un bisou !?
- Elle : Noooon !
- Lui : … Cécile !? T’as un petit copain ???
- Elle : Pourquoi ? T’es libre !?

Bien avant sa naissance, Emeline gagnait tout le temps. Elle avait su, en habile spermatozoïde qu’elle était, se faufiler en milieu hostile. Elle était de forte composition et se battait bec et ongle pour atteindre son but. Elle voulait plus que tout entrer et s’installer et elle y arriva. Elle se cramponna solidement. Entêtée et confiante, elle commença sa division, au grand bonheur de ses parents. “La grossesse se passe merveilleusement bien Madame“. Les paroles encourageantes du médecin embellissaient sa mère. Ce fut pour elle neuf mois de bonheur et une attente mémorable. Car tout s’annonçait sous les meilleurs augures. Tout était parfait et sous contrôle… jusqu’à la naissance. Un mauvais mouvement et un concours de circonstances privèrent Emeline de quelques secondes de respiration. En un instant, l’entrain, la fougue et le dynamisme d’Emeline n’étaient plus qu’un bien heureux souvenir et sa vie devint un accident.

Depuis, Emeline a grandi, mais pas comme les autres. Pourtant, comme eux, elle a des bras et des jambes, un corps dont elle se sert, une bouche pour parler et des oreilles pour écouter. Comme eux, elle perçoit les choses et les analyse pour créer des raisonnements,  définir sa pensée et exprimer ses opinions. Elle est comme les autres mais pourtant si différente. Elle a, quelque part, quelque chose qui tourne au ralenti, comme si les messages et les informations ne passaient pas convenablement ou pas assez rapidement. Elle voudrait, comme les gens de son âge, pouvoir s’exprimer avec aisance, formuler les choses clairement et à un débit normal et compréhensible, mais elle n’en a pas la capacité. Elle est comme les autres, mais en moins bien.

Emeline n’en souffre pas, contrairement à ce que beaucoup de gens croient, elle en est parfaitement consciente. Parfois, elle en rigole doucement. Elle aime voir les gens se forcer à prendre avec elle les mesures inutiles qu’ils jugent, eux, opportunes. Elle s’amuse de les entendre prononcer devant elle le mot “handicapé” et d’ensuite en rougir de honte et se cacher derrière un sourire coincé et maladroit. Elle aime la maladresse des gens qui lui parlent comme à une enfant, très fort et en articulant exagérément. Parfois, elle aurait envie de leur dire qu’elle n’est pas sourde et qu’ils se fatiguent pour rien. Elle voudrait leur faire remarquer qu’ils sont stupides de décomposer les mots de cette manière et, qu’en le faisant, ils se comportent vraiment comme des “attardés”. Elle voudrait de temps en temps avoir ce répondant que les autres manient si bien et leur dire que, à part réfléchir lentement et prendre un temps relativement long pour formuler ses pensées, ils ne sont pas bien différents d’elle. Mais c’est une tâche qui lui semble insupportable et infranchissable. Elle n’a tout simplement pas été programmée pour ça et elle ne le sera jamais. Alors elle écoute le monde et les autres juger fièrement de ses capacités et définir eux-mêmes leurs limites. Parce qu’elle n’est pas idiote, elle préfère se taire et s’enfermer dans un silence qu’elle juge plus facile, un silence qu’elle appelle “calme” et que les autres nomment “retard mental”.