Je ne vous dissimulais pas dans mon article sur la poésie - La poésie - Quel avenir ? - l'inquiétude que m'inspirait la désaffection progressive du public à son égard. Je pourrais établir d'ailleurs un rapprochement avec le sort, assez comparable, réservé à la nature, objet d'un semblable détachement. Est-ce parce que nous ne disposons plus d'assez de temps pour surprendre la beauté là où elle se cache et que, pris dans l'engrenage d'une réalité en perpétuelle accélération, nous ne consacrions plus à la poésie l'intérêt et l'attention qu'elle mérite, qu'elles s'éloignent l'une et l'autre de nos pôles d'attraction ? Or la sagesse nous invite expressément à redevenir les jardiniers de notre espace et les chantres de nos muses, si nous ne voulons pas mourir d'ennui et de soif dans un désert... Que serait un monde qui ne saurait plus fleurir, que saurait un langage qui ne saurait plus chanter ? Aussi parlons et reparlons de la poésie et de ceux qui l'ont servie avec ferveur et honorée avec modestie. Parlons de Joë BOUSQUET.
Né en 1897 à Narbonne, il fut d'abord un enfant turbulent et cruel qui tuait les chats, mordait les petites filles, saccageait les vergers, avant de devenir un marginal, un voyou solaire qui promenait dans les rues de Carcassonne, aux bras des filles de joie, sa gouaille et son insolence, les yeux noyés de drogue. La Grande guerre survient et, dès qu'il en a l'âge, l'adolescent fougueux et indocile devance l'appel et s'engage. Blessé une première fois en Lorraine, il est renvoyé dans ses foyers et rencontre une jeune femme très belle qui le bouleverse. Ce jeune homme, qui ne se plaisait que dans des aventures fugaces, est saisi par l'amour. Mais cet amour ne sera pas partagé, alors il va prendre tous les risques et repartir au front. Blessé le 27 mai 1918, il a la colonne vertébrale broyée et sera grabataire pour le restant de ses jours. Il a vingt ans.
Du temps qu'on l'aimait lasse d'elle-même
Elle avait juré d'être cet amour
Elle en fut le charme et lui le poème
La terre est légère aux serments d'un jour.
Le vent pleurait les oiseaux de passage
Berçant les mers sur ses ailes de sel
Je prends l'étoile avec un beau nuage
Quand la page blanche a bu tout le ciel.
Dans l'air qui fleurit de l'entendre rire
Marche un vieux cheval couleur de chemin
Connais à son pas la mort qui m'inspire
Et qui vient sans moi demander sa main.
Tandis que la vie s'achève, l'écriture commence ; elle sera vie par substitution, vie des mots, vie du langage, longue et lente profération.
Mon coeur ouvert de toutes parts
Et l'effroi du jour que je pleure
D'un mal sans fin mourant trop tard
Je ne fus rien que par hasard
Priez qu'on m'enterre sur l'heure.
(...)
Mais les ans passent sans nous voir
L'aube naît d'une ombre où l'on pleure
De quoi voulez-vous que l'on meure
La nuit ne sait pas qu'il fait noir
Tout est passé pour nous revoir
Nos pas reviennent nous attendre
On rouvre la classe du soir
Où l'on attend le roi des cendres.
(...)
Tout est trop beau pour être vu
Un amour plus grand que l'espace
Ferme les yeux qui ne voient plus
Et l'ombre que sa forme efface
Mendiant son pas mendiant sa place
Au jour mort d'un rêve pareil
Dira des ombres qui la suivent
Ma vie avait des yeux d'eau vive
Passé prête-moi ton sommeil.
Une urgence s'impose : recréer le monde car rien ne peut disparaître tant que les mots sont en mesure de redonner sens, de rendre vie. Grâce à eux, le poète est tout entier rassemblé, justifié, signifié, unifié par son dire. L'acte d'écrire confère à l'événement le plus banal une dimension considérable : le tout s'incarne dans le rien. Pour le poète, les mots devancent la pensée. Ils sont vierges et chargés d'initier l'action. Ainsi que le souligne Hubert Juin, l'idée est venue à Bousquet, homme blessé, homme réduit, homme délégué, que le langage surgit en deçà des concepts à l'intérieur desquels, ensuite, on le civilise. Les mots sont devant ce qu'ils disent : ils surprennent.
Ne maudis pas ces jours dont la rigueur t'assiste
ni le mal qui te broie aux redites du coeur
ils aimaient comme toi l'enfant qu'un frère triste
suivit d'un oeil pesant tout le long du bonheur.
( ... )
Tu soulevais le ciel sur l'espoir d'une voile
et plus léger qu'un saule à la nuit qu'il parcourt
charmais d'un seul regard les siècles d'une étoile
qui buvait dans tes yeux la naissance des jours.
Tu vivras d'une fin venue avant son heure
et des jours abolis en rêvant de vous deux
qui sentent dans l'air rouge où les misères meurent
leurs pleurs se détacher d'un coeur fermé sur eux.
Dès lors, séjournant à Carcassonne, il cherche par les mots à exhumer son moi le plus profond, il tente l'expérience de la transformation - voire de la transfiguration - par l'écriture. Elle est devenue sa justification, son cri de vivant.
Tous les hommes de lettres de l'époque passeront, à un moment ou à un autre, rue de Verdun, dans cette chambre où la pensée du poète semble avoir condensé une part de l'univers, le sien : les Paulhan, Gide, Aragon, Max Jacob. Un amour mystique éclairera la fin de sa vie et inspirera quelques-unes de ses plus belles pages : Les lettres à poisson d'or. Emporté par une crise d'urémie, il s'éteint le 28 septembre 1950 à l'âge de 53 ans. Parmi ses oeuvres majeures : La tisane de sarments - La connaissance du soir - Le roi du sel - et sa correspondance avec Cassou et Carlos Suarès. ( Chez Gallimard )
Tous les poèmes cités appartiennent à son ouvrage : Connaissance du soir.