Nicolas Sarkozy rattache la gendarmerie au ministère de l'Intérieur et crée un "Grand Paris de la sécurité". Des projets logiques, lourds de conséquences. Explications.
La sécurité est au premier plan des préoccupations des Français. Nicolas Sarkozy l'avait compris parmi les premiers et décidé, en conséquence, de faire effort dans ce domaine lorsqu'il était ministre de l'Intérieur. Une fois élu à la présidence de la République, il a poursuivi dans la même logique. Ses projets dynamitent des décennies - sinon des siècles - d'habitudes, au nom de l'efficacité et de l'économie, avec deux maîtres mots : synergie et mutualisation des moyens. La mise en place du "Grand Paris de la sécurité" et le rattachement complet de la gendarmerie nationale au ministère de l'Intérieur illustrent cette démarche.
C'est au 1er octobre prochain que l'organisation territoriale et opérationnelle de la sécurité en Île-de-France sera mise en place, après l'étude du projet par les syndicats de policiers. La maîtrise d'ouvrage est confiée à la Préfecture de police, dont l'autorité s'étendra au-delà de Paris, sur les trois départements de la petite couronne parisienne : les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne. Soit 6,5% du territoire francilien, mais les deux tiers de sa population (6,4 millions de citadins) et 90% des déplacements régionaux. Cette région concentre aussi les deux tiers de la délinquance régionale.
La gendarmerie nationale devient une direction générale de l'Intérieur
Une autre logique, inavouée, est à l'œuvre dans ce vaste chantier de la sécurité intérieure : la "policiarisation" de l'ordre public, du renseignement et de la sécurité générale. Nicolas Sarkozy confie en effet la réorganisation en cours à son plus fidèle lieutenant, Brice Hortefeux, et aux hommes issus de la police nationale qu'il connaît et apprécie depuis son passage Place Beauvau.
Une "armée" nouvelle de sécurité, formée de 45.000 policiers et pompiers, est ainsi constituée, dont les 26.000 policiers regroupés dans une nouvelle entité, la DSPAP : Direction de sécurité de proximité de l'agglomération parisienne. Le chef de l'État a placé à la tête de ce Grand Paris de la sécurité un policier qu'il connaît bien : Michel Gaudin, 60 ans, directeur général de la police nationale de 2002 à 2007.
Énarque,ce policier au tempérament volontiers caustique fit une partie de sa carrière dans les Hauts-de-Seine, comme directeur général adjoint puis directeur des services du département.
A la demande de Claude Guéant, alors directeur de cabinet de Sarkozy à l'Intérieur, il corédigea un rapport sur la sécurité intérieure avec un éminent spécialiste, Alain Bauer, conseiller officieux du président sur ces questions.
Michel Gaudin aura autorité sur les préfets des trois départements de banlieue en plus de sa responsabilité de préfet de la zone de défense de Paris, assurant la défense non militaire des huit départements franciliens. Le préfet de police deviendra l'un des hommes les plus puissants de France, à la tête d'une institution déjà décrite par certains comme "un État dans l'État". La région parisienne avait déjà connu une telle organisation géographique de la sécurité et de l'ordre public, avec le département de la Seine, dissous le 1er janvier 1968...
L'autre grand chantier "de rupture" est le départ de la gendarmerie du ministère de la Défense et son rattachement au ministère de l'Intérieur, annoncé par Nicolas Sarkozy, dès novembre 2007, avec une garantie : le maintien du statut militaire des 101 000 gendarmes. Déposé en août 2008, le projet de loi vient d'être voté définitivement ce 7 juillet par le Parlement, au terme d'un enrichissement continu, notamment pour garantir la pérennité des caractéristiques de la gendarmerie.
La loi entérine une situation de fait. L'Intérieur est déjà responsable, depuis 2002, de l'emploi de la gendarmerie pour les missions de sécurité intérieure, alors que son budget et ses ressources humaines avaient été maintenus au ministère de la Défense. C'est fini : en mettant un terme à la séparation des missions et des moyens, la loi permet le rattachement organique et budgétaire de la gendarmerie à l'Intérieur. La loi de finances 2009 a déjà transféré la responsabilité du programme 152 - "gendarmerie nationale"- à l'Intérieur.
Désormais, la DGGN (Direction générale de la gendarmerie nationale) devient une direction générale du ministère de l'Intérieur et son directeur s'installera place Beauvau. Cette perspective et certaines déclarations de syndicats policiers, évoquant la "récupération" de la gendarmerie par les organisations civiles, ont suscité l'inquiétude. Autant que "les velléités militarisantes" de la police à travers ses uniformes et ses grades, la création d'une réserve opérationnelle et sa présence dans les défilés du 14-Juillet.
À cela s'ajoutent les effets douloureux de la révision générale des politiques publiques, marquée, cette année, par la dissolution de 32 unités (dont 17 brigades territoriales) et de quatre écoles (Libourne, Montargis, Le Mans, Châtellerault), ce que le mensuel l'Essor, organe des personnels en retraite, présente sous ce titre : « La gendarmerie à la diète ! ».
Les képis s'interrogent, au risque de rallumer une bien inutile guéguerre entre deux grands services, les policiers (civils) et les gendarmes (militaires) se disputant les missions les plus valorisantes. Sous l'autorité d'un ministre de l'Intérieur, par tradition et par obligation plus proche de la culture policière que de l'univers militaire, sans parler du poids des syndicats civils.
Si la hiérarchie et la plupart des cadres semblent avoir accepté la logique du projet ou en ont pris leur parti, confortés par les assurances données par l'Élysée, d'autres se sont montrés très réticents. Le général d'armée Yves Capdepont, saint-cyrien, major général de la gendarmerie nationale en 1996 puis inspecteur général des armées en 1998, a porté publiquement les critiques les plus sensées.
En 2e section depuis janvier 2000, l'ancien numéro deux de la gendarmerie évoque « un bouleversement institutionnel qui pourrait avoir, à terme, des conséquences sur la sécurité des Français, si certaines précautions ne sont pas prises ». Sa voix autorisée a porté l'écho des inquiets et alimenté l'argumentaire de quelques élus : « La réforme paraît logique si on fait la confusion entre les missions civiles de la gendarmerie (90% de son activité) et les missions au profit de l'Intérieur. En réalité, si on prend en compte l'activité de la gendarmerie au profit de tous ses principaux "employeurs" - dont la Justice (environ 40%) et la Défense -, il reste moins de 35% au profit de l'Intérieur au sens strict.
Le général Capdepont et les opposants redoutent la perte possible du statut militaire des gendarmes. Leurs camarades d'active en charge du projet (lire l'entretien avec le général Gilles) font valoir les garanties offertes par la loi. « Il serait illusoire de croire que la gendarmerie pourrait garder durablement son statut militaire si elle cessait d'appartenir aux armées et si elle était rattachée à un autre ministère que celui chargé des armées, rétorque Capdepont. La rationalisation nécessaire est un prétexte qui peut être utilisé pour vouloir couler la gendarmerie dans le moule institutionnel et administratif de l'Intérieur. »
Certains voient dans le souci d'économie et la mutualisation des moyens un risque de perte d'identité, une menace pour son statut particulier, très avantageux sur le plan de la sécurité. « En réalité, logé sur place, au cœur de sa population et de son territoire, le gendarme pratique la police de proximité depuis Louis XV, en 1720 », sourit un officier. Cette disposition offre en effet une disponibilité opérationnelle quasi permanente, sans équivalent dans la police, mais au prix de journées de travail (dix heures seize par jour en 2008), alourdies par des temps d'astreinte, sur lesquelles des syndicats civils pourraient trouver à redire...
Le poids des syndicats de policiers inquiète les gendarmes
Pour le général Capdepont et d'autres gendarmes tenus au devoir de réserve, il aurait plutôt fallu maintenir le lien d'attachement de la gendarmerie à la Défense, en définissant, mieux qu'aujourd'hui, les conditions de son emploi par les ministères civils et les possibilités de synergies avec la police. Leurs camarades en activité regrettent ces critiques : « Comme beaucoup d'anciens, ils sont déconnectés des réalités. Ce projet de rattachement a du sens parce qu'il donne de la cohérence à l'ensemble du dispositif de sécurité intérieure. » Certains se disent même franchement agacés par des « positions contre-productives dans la mesure où un doute pourrait s'insinuer quant à la loyauté des gendarmes ».
Le "doute" reste pourtant dans la tête de nombreux militaires, sans illusion sur l'attitude de la police nationale à leur égard. Le poids syndical des policiers "condamnerait" à leurs yeux la gendarmerie à subir "la loi policière". Ils comptent sur l'ultime garde-fou qui leur reste (en dehors des engagements de la loi) : leur directeur général, un militaire issu de la gendarmerie. Ils savent aussi qu'il y eut, naguère, des préfets et des magistrats à ce poste.
Rien ne garantit qu'un général continuera de diriger la gendarmerie. Les grognards de cette arme riche de huit siècles d'histoire émettent ce vœu : « Que les ministres de l'Intérieur successifs soient aussi sensibles aux arguments des gendarmes présentés par leur directeur général qu'aux revendications des syndicats de la police ! »
Source du texte : VALEURS ACTUELLES