Que l’on soit acteur ou lecteur, écrivant ou spectateur, l’Art permet de s’esquiver des places prescrites. Avec un poème, une musique, un tableau, on trouve un peu de respiration, un peu de jeu dans ce monstrueux échiquier social. Esquive (boxe), démarquage (football), pas de côté (danse), tous les Arts cherchent à vous faire sortir d’un chemin tracé d’avance, à vous faire sortir d’une image qui était la plus apte à vous définir.
Les arts contribuent à faire de vous - toujours un peu plus - des acteurs de votre vie, de vous rendre un peu plus présent sur le Présent, d’écarter ce piège qui est de rester objet dans le Discours des autres.
L’Art c’est donc une rencontre et c’est à l’occasion de ces rencontres qu’une partie de votre vie bascule. La première fois que BiBi a vu cette orgie de tableaux de Van Gogh à Amsterdam, il sut que plus rien ne serait pareil. Il ne verrait plus les cyprès, les nuits étoilées, les plaines de blés et les visages comme auparavant. Et il dirait un peu les mêmes choses à propos des longs plans-séquences des films d’Abbas Kiarostami, à propos des photographies de Diane Arbus et des chansons de Léonard Cohen.
L’Art permet de trouver ce qu’on attendait pas. Et de cette vibration, nul ne peut dire où elle nous entraînera.
Mais méfiance : derrière les tableaux, les écrans, les murs des vestiaires, les pages et les couvertures des livres, il y a des forces qui vous interdisent (plus, moins) d’élaborer votre Singularité (de créateur, de spectateur, d’amateur).
On prive des tas de gens de cette capacité de symboliser, on coupe l’herbe sous le pied de l’Imaginaire, on coupe la tête de la Pensée vive et vivante. C’est ainsi qu’à toute une frange de la population, on tend des prothèses identitaires, de celles qui assurent de marcher droit, de celles aussi qui vous assurent d’être intégralement membre natif d’une bande, d’une ethnie, d’un Club, d’un territoire, d’une religion ou encore d’une Secte. Or l’Art nous dit autre chose : il s’adresse au Singulier et par corolaire, par étayage, il s’adresse à l’Individu-Citoyen, au Sujet de Droit, à cet ennemi premier de tous les totalitarismes et de tous les intégrismes.
A l’heure où Avignon nous emmène sous ses arches et sur son pont, il est bon de relire ce texte d’Antoine Vitez, homme de théâtre. Les mots datent de novembre 1976, de ce temps qui voyait Valéry Giscard D’Estaing tenir la barre.
« La situation du théâtre est aujourd’hui paradoxale. Rarement il y a eu en France un tel intérêt pour le théâtre, un tel désir d’en voir et d’en faire, et rarement aussi le théâtre fut autant maltraité par le pouvoir en place.
On nous fait honte, on veut nous humilier. Des jeunes gens, dans toute la France, veulent s’exercer au théâtre – fut-ce en amateurs -, et quels moyens va-t-on leur donner pour cela ? On leur dit que c’est leur névrose qui parle.
Et nous-mêmes qui sommes les gens de métier, il paraît que nous sommes trop nombreux, et que nous, si nous faisons cela, c’est que nous ne pouvons rien faire d’autre : snobisme ou fainéantise.
Le théâtre a l’habitude de ces insultes, mais voilà que les temps ont changé. La nécessité des arts est entrée dans la vie sociale ; nous ne nous laisserons pas intimider ; nous n’avons plus besoin de refaire pour la centième fois la preuve de l’importance que tient la création artistique dans notre pays.
Il y a urgence ».