S'il y a un truc émouvant avec les vinyles et les cassettes audio, c’est leur vulnérabilité.
Ces sillons comme des rides en lesquels lire le passage du temps, les écoutes renouvelées.
Ces bandes magnétiques qui se déroulent, figurant très précisément la place où est inscrite la musique. On y voyait presque les notes, les harmonies, les larsens. Tout comme, lorsqu’on la
déroule, une pellicule de film révèle, exposée à la lumière, les images qu’elle emprisonne. Un par un, l’un après l’autre, les photogrammes figés ne demandant qu’à s’animer.
La bande magnétique qui s’entortille, le disque qui craque, tressaute, tu en serais difficilement nostalgique. Mais reconnais que le CD est singulièrement dépourvu des petits défauts qui rendent
si touchants ces supports qu’à l’ère de la musique dématérialisée on taxera poliment de "désuets".
Je ne parlerai pas ici de l’objet, du toucher, du rapport physique à la musique, des pochettes se déployant dans les grandes largeurs, encore moins des qualités sonores comparées des vinyles et
des CD. Je laisserai ces considérations aux musicologues, aux esthètes et aux nostalgiques arpenteurs de brocantes. J’éviterai aussi d’épiloguer sur les dérives commerciales nous permettant
aujourd’hui d’acquérir de vilains cadres spécialement conçus pour faire trôner nos 33 tours d’adolescents, émasculés dans nos salons de "bobos"…
Les disques sont faits pour être usés, pas pour être exposés.
Avant, donc, on se faisait des cassettes. Cela pouvait être un geste amoureux.
Tu te souviens d’un temps où réaliser une compilation prenait du temps, où tu devais surveiller la cassette, couper le morceau au bon moment, faire gaffe à l’amorce de la bande, tant de
joyeusetés dont le numérique te permet – loué soit-il ! – de faire l’économie. Mais, du coup, le geste n’a plus rien à voir.
Moi, j’aime bien cette longue séquence du film Elisabethtown ponctuée par une floppée de chansons que Kirsten Dunst a agencées sur des CD en fonction du trajet en voiture que doit y
faire Orlando Bloom. S’ouvre alors une brèche narrative, digression aussi gratuite qu’illogique, où le réalisateur Cameron Crowe – que tu sais grand amateur de rock – se permet de convier le
spectateur à écouter quelques morceaux qu’il chérit. Comme si Elisabethtown n’existait que pour cette séquence de fan. Dans le film, c’est très théorique, c’est un peu lourd. Chaque
chanson doit être écoutée en un lieu précis du périple. Mais c’est aussi très beau, comment, dans cette œuvre assez formatée, les chansons, soudain, viennent se substituer au scénario. Pourtant,
je me dis que ce serait encore plus beau si Cameron Crowe – comme lorsqu’il écrit Presque célèbre ou qu’il place le Freebird de Lynyrd Skynyrd
au cœur d’une des plus jolies scènes d’Elisabethtown – acceptait de n’être pas de son temps (tous les morceaux de pop seventies nourrie d’americana
qu’il choisit pour accompagner la séquence en attestent). Choisir le CD gravé contre la musicassette enregistrée atténue malheureusement la portée du geste sentimental de son héroïne. Surtout
quand il s’agit de filmer une séquence fantasmatique de road movie à l’intérieur d’un film qui n’en est pas un. Car la cassette a définitivement à voir avec la route. Tandis qu’elle se déroule,
le CD tourne sur lui-même, fait du sur-place. La nuance est d’importance, tu ne crois pas ?
Qu’est-ce donc alors aujourd’hui qu’offrir une compilation-maison quand une poignée de minutes et quelques glissés de souris suffisent à la création d’un CD ? La "mixtape" supposait du temps
réel, limitait le droit à l’erreur, toutes choses paraissant obsolètes à l’heure du numérique et de la musique virtuelle. Le terme perdure mais ne désigne plus la même chose. Le geste, donc, a
changé. Il a perdu de son caractère laborieux. Dans les années 80, au début des années 90, pour conquérir les filles, on avait le choix : leur jouer un morceau à la guitare (quand on avait une
guitare) ou leur faire une cassette (c’était généralement plus simple). En ce temps-là, t’en rappelles-tu, point de dossiers et de répertoires gavés de mp3 bien classés. Parfois même, on devait
enregistrer des titres, en direct, à la radio !
Ainsi, dans la compilation d’amoureux, il y avait la sélection que tu faisais en passant en revue tes disques, mais il en allait surtout de la sueur de l’assemblage, de ce moment de temps réel où
la musique se déroulait sans tricherie pour que tu arrives, enfin, au bout de 60 ou de 90 minutes d’extrême concentration, à l’objet idéal : cette cassette qui peut-être allait ponctuer les
étapes d’une histoire d’amour naissante et forcément prometteuse.
La cassette a cette valeur sentimentale que le CD ne lui a jamais ravie. Le Mini-Disc aurait pu, peut-être. Il renouait avec l’utilisation que tu avais jadis de la cassette, à un moment où tu ne
gravais pas encore les CD comme tu le fais aujourd’hui. Mais le MD arrivait bel et bien dans l’ère numérique. Le temps de l’enregistrement – compressé – déjà, n’était plus le même. Celui de la
lecture non plus. De fait, on zappe moins facilement un morceau sur une cassette : tous comptent…
Il y a ce bouquin de Charles Berbérian que j’aime bien. Playlist, il s’appelle. Le dessinateur y montre ses MD "customisés", leurs livrets ou leurs étiquettes illustrés par ses soins. La
réappropriation du support y est salutaire, elle fait de chaque disque un objet unique. Un peu comme dans ce livre que tu as trouvé à Barcelone au printemps dernier, celui dans lequel étaient
photographiées des centaines de cassettes enregistrées décorées par leurs utilisateurs. En feuilletant ces deux livres, on avait qu’une envie : faire de même avec nos CD, ressortir nos vieilles
cassettes de la caisse où elle s'entassent et leur offrir, à coups de feutres, une cure de jouvence.
Las ! Comme le CD, le MD, même agrémenté des dessins de Berbérian, est un objet définitivement lisse. Encore plus même. Tu ne peux même pas y laisser de moches traces de doigts gras, c’est dire !
Le MD est froid, se tient à distance. Il ne te dit rien, se planque, galette sphérique tenue à l’abri de tout contact, emprisonnée qu’elle est dans sa coque carrée et plastifiée.
Le MD n’a pas de regard. Il ne nous fixe pas, comme le faisait la musicassette, avec ses deux trous béants dans lesquels s’embobinait le dérouleur du magnétophone ou du walkman. Le MD et le CD
sont aveugles, la cassette nous regardait. Elle nous disait toujours où elle en était : rembobinée, à moitié déroulé, chiffonnée, elle ne pouvait rien nous cacher. Et puis lors des longs trajets
en voiture, quand le walkman devenait notre meilleur ami, les mètres de bande se déroulant dans nos oreilles résonnaient en écho avec les kilomètres parcourus. Aujourd’hui, le baladeur numérique
– qui fait de la musique une pure abstraction, qui navigue à son gré parmi des milliers de chansons – abolit la distance et le temps. Il est un peu à l’avion ce que la musicassette est à la
voiture et au road movie.
Surtout, le CD ou le fichier numérique, on ne peut pas les filmer. Souviens-toi de cette image récurrente au cinéma du diamant se posant sur un vinyle. De Presque célèbre à
Interstella 5555 en passant par Control, il y a tant de films que tu aimes où est magnifié ce geste pourtant quotidien de "mettre un disque". Ce geste-là, on le filme beaucoup
moins depuis quelques années. Et puis, franchement, même s'il ne s'agit pas là de musique, Snake Plissken déroulant la bande magnétique de la cassette à la toute fin de New York 1997, ça
a tout de même plus de gueule que de faire glisser un fichier informatique dans une corbeille virtuelle, non ?
Du coup, je me dis que le faisceau laser, clinique et scientifique, n'a vraiment pas les moyens de rivaliser avec le sex-appeal de la cassette et du vinyle. Quand le CD adepte du safe sex fraye à
distance avec la musique, on n’oublie pas que le diamant du tourne-disque parcourait le microsillon par contact direct. Parcourus d'électricité statique, lequel des deux frissonnait le plus au
moment où ils se touchaient ? Te souviens-tu aussi que, parfois, le trou situé au milieu du 33 tours était mal proportionné, qu’il fallait forcer un peu… De la compilation à la copulation, une
voyelle et une consonne. Une face A et une face B. Prendre (le disque), (le) retourner.
L’analogique comme programme érotique, alors ?