La fin de la première moitié du 20ème siècle en Europe fut une grande sauvagerie dedans laquelle l'Homme s'abîma à tel point qu'il semblait qu'il ne put jamais retrouver après ça quelque innocence. On niait avec Adorno qu'il fut possible encore d'écrire un poème, la rupture étant radicale (et se devant de l'être) entre le monde d'avant et ce qu'il s'agissait de construire. Comme si l'humanité s'était vidée de son contenu, avait perdu son âme. Alors singulièrement l’Allemagne devait devenir ce pays où l’on peignait « des tableaux laids », des choses torturées, viscérales et sans illusions. Et cette « vidange » est d'ailleurs une des raisons par lesquelles Georg Baselitz se justifie de peindre depuis 1969 des figures retournées. Peint à l'envers, l'objet devient symboliquement inutilisable, « se vide de son contenu » et ainsi devient-il disponible à la peinture. C’est une façon de déjouer les conventions, de bousculer l’image. On pourrait voir dans ce retournement une manière de signifier une bascule, un effectif bouleversement ou une chute aussi définitive que celle d’Adam et Eve chassés du jardin d’Eden. Non pas brisée, l'image est vidée, elle perd littéralement son sens comme le monde a perdu son esprit. Mais, outre l'image de la chute, le retournement de la figure évoque encore une iconographie qui semble courir des antiques grotesques, des farces médiévales, à l'art contemporain. Une iconographie bouffonne qui, au 20ème siècle particulièrement, a semblé fournir un outil de dérision par lequel les artistes mettaient en critique et malmenaient leur propre image. Et si plus généralement, « le bouffon, le saltimbanque et le clown, ont été les images hyperboliques et volontairement déformantes que les artistes se sont plu à donner d'eux-mêmes et de la condition même de l'art », comme le note Jean Starobinski, la figure de l'homme retourné ou pendu par les pieds appelle la folie, l'éclipse de la raison – c’est une figure au fond obscur. C'est la « relève des dieux par les pitres » mais on sait que les pitreries souvent sont graves, s’y mêlent tragique et dérision - et se défaire des dieux rend seul. Les grands tableaux de Baselitz, passé la violence fauve de leur facture, passé le rire sardonique qui semble en émaner témoigneraient plus profondément d'une mélancolie sourde, celle de l'homme séparé de lui-même, de l'homme qui vacille. Esquissés brutalement sur un fond indécis, disloqués et dressés, les portraits semblent, pareils à la célèbre figure de Dürer, coupés du monde et comme coupés d'eux-mêmes.
Pour autant, la peinture de Baselitz n’est pas une peinture de l’échec, du raté, une peinture strictement déceptive. Là où il pourrait n’y avoir rien, le terrain étant brûlé par l’histoire de l’art d’une part et par la guerre d’autre part, il y a néanmoins peinture et loin de n’être que décharges viscérales incontrôlées ce sont des tableaux construits non dépourvus d’harmonies parfois délicates. Images d’un monde bousculé mais images du monde tout de même. Et si le geste du retournement de la figure est un geste radical, violent, la peinture de Baselitz n’est pas en rupture avec l’histoire de l’art. Plus que de la météorite elle tiendrait du bloc erratique. Les filiations sont plutôt évidentes, que ce soit au niveau de la culture allemande proprement dite avec les réminiscences des mythes fondateurs, la présence de la forêt (que l’on retrouvera chez Kikeby et Kiefer) et des figures qui lui sont associées, comme au niveau des courants artistiques tel le romantisme tout d’abord avec le peintre des puissances naturelles Gaspard Friedrich. Bien sûr on pense à Kirchner, les fauves allemands, die Brücke, réminiscences d’une tradition de gravure secouée par l’emploie de couleurs violentes. Mais à travers cette forêt de signes et quelques autres encore, le peintre trace un chemin qui n’est pas linéaire, quelque sorte de l’ordre du sentier. S’il pratique dans ses débuts les ambiances sombres et noueuses, affectionne avec Kirkeby les lumières nordiques pleines de mythes, on le voit ensuite ajuster des couleurs crues et épaisses rappelant Nolde, Kirchner et quelques autres. La pratique de la gravure l’invite à essayer des tableaux aux couleurs peu nombreuses, non dépourvus d’élégance, on surprend la prédominance du noir et parfois d’une autre couleur utilisée sans nuances en manière de linogravure. Plus récemment c’est l’aquarelle qui semble avoir inspiré une utilisation diluée de la peinture et dans un jeu rétrospectif, Baselitz s’est ressaisi de ses premiers tableaux pour les revisiter. Ainsi de la série Remix présentée en ce moment à l’Hôtel des Arts à Toulon. Les roses et pastels ont remplacé les harmonies âpres des débuts. Les tracés raides qui étaient en peinture l’équivalant de la sculpture brute à la tronçonneuse sont parfois nuancés de jus, quelque chose s’est allégé en même temps qu’une fraicheur enfantine évoque la toute dernière période de Picasso plus que jamais dégagé de toute convention. Quelques uns pourront dire peut-être que, dégagé de la nécessité d’affirmer, assagi (le renversement de la figure est moins systématique), le peintre en vient à une peinture davantage décorative, élégante, et sauvage juste ce qu’il faut.