L’étudiant entame sa marche. Il descend des hauteurs de Port aux Princes pour rejoindre les cohortes d’étudiants survoltés. Pour une marche beaucoup plus grande. C’est l’année du bicentenaire. 200 ans qu’Haïti a arraché sa liberté aux troupes napoléoniennes par une victoire nette. Une indépendance chèrement payée.
Lucien Saint-Hilaire entreprend sa marche pour rejoindre celle d'un collectif d'étudiants. Son frère l’a prévenu que cette dernière va dégénérer. Il n’y a que les imbéciles qui pensent changer les choses. Ezechiel alias Little Joe appartient à un gang. Il est le petit frère qui a mal tourné. Il a une arme de poing. Un Glock. Il sera riche. Une richesse qui sera acquise par la force. Il regarde avec mépris son frère qui végète entre la faculté et les cours qu’il donne à quelques fils de nantis.
Lucien descend vers cette marche collective, comme il est descendu de sa campagne pour la ville afin de chercher l’argent. Son esprit vogue pendant cette marche. Son frère. Ernestine Saint-Hilaire, sa mère aveugle. Cette journaliste étrangère venue d’une ville froide et repartie après avoir suivi à la trace le sang. A Haïti. Cette famille bourgeoise où il donne des cours à un fils unique.
Lucien intègre la marche. L’esprit ailleurs. Lui qui aime la mer. Lui devait veiller sur son frère. Lui qui pense à sa mère qui l'abreuve de ses réflexions.
Ernestine Saint Hilaire, moi Noire, je vous le dis, vous êtes partis à Port-aux-Princes, mais ne vous mêlez pas des querelles de la ville !
Ernestine Saint Hilaire, je ne sais pas pourquoi je marche.
Même quand je crois savoir, je ne le sais pas vraiment. Mais je sais qu’il me faut lutter contre l’immobile en moi. Marcher. Pour me réconcilier avec le mouvement.
Page 66, collection Babel
A l’image de ce cette marche de Lucien, de cette descente vers l'enfer, le propos de Lyonel Trouillot se densifie. La première partie du texte ne m’a pas forcément emballé, mais au fur et à mesure que le personnage narrateur avance, on pénètre dans ce pays plongé dans une misère sans nom où une jeunesse tente de réagir à cet instant de commémoration d'une liberté âprement acquise. On est loin des ambiances vodouisantes de Depestre ou de Victor. C’est une manière de raconter cette île qui me semble aussi passionnante que les auteurs précités. Avec amertume, on observe comment le système politique va opposer sa jeunesse pour mieux briser cet élan vers la liberté.
Je dois avouer que j'ignorais que lors de la commération de l'année 1804, avait donné lieu à de grandes manifestations réprimées dans le sang à Haïti. Si cet aspect est important dans ce roman, il sert à mieux mesurer l'état d'esprit du citoyen haïtien à l'occasion de ce bicentenaire. Le bourgeois, le commerçant, la mère paysanne, l'étudiant, le délinquant, le vigile, tous des portraits assez différents, pour des conditions sociales différentes, avec un mode de survie spécifique sur cette île.
Un très beau texte à découvrir et qui devrait me conduire à pénétrer l'univers de cet auteur. Un haïtien de plus.
Bonne lecture
Lyonel Trouillot, Bicentenaire
Edition Actes Sud, Collection Babel122 pages, 1ère parution 2004Voir les critiques du Biblioblog, de la plume francophone, de MaliceAfricultures fait une présentation intéressante de cet auteur