Les élèves étaient grisées par leur propre cruauté, à la fois révoltées et fascinées de découvrir jusqu'où elles étaient prêtes à aller. Nell était la victime parfaite : elle se plaignait rarement, endurait tout tête baissée, acceptait leurs excès comme s'ils n'étaient que son dû. Elle a appris à pleurer juste au bon moment, quand leur soif était assez étanchée pour se calmer quelques temps. Elle a appris à se fondre dans les murs de la cour pour ne pas se faire remarquer ni attirer de vexations. Elle a appris des jeux auxquels elle pouvait jouer dans sa tête tout en gardant en permanence un visage de marbre. Elle a appris à se faufiler comme un animal apeuré, à se glisser dans et hors de l'ombre, à tirer les heures interminables de la récréation en marchant à grands pas silencieux derrière la tôle ondulée rouillée de l'abri.[...]
Durant toutes ces années de brimades, Nell n'a rien dit à sa mère. Agnès avait des soupçons, bien sûr. Comment n'en aurait-elle pas eu quand sa fille rentrait tous les jours couvertes de bleus, mais sans camarade qui puisse en être l'auteur ? Nell a hésité une ou deux fois, mais n'a pas pu se résoudre à se confier à sa mère. C'était comme une peau sombre et palpitante sous son épiderme. Elle sentait qu'elle serait physiquement malade si elle tentait d'en parler. Comment aurait-elle pu dire à une mère dévastée par la perte de son enfant de lumière que tout le monde haïssait le terne petit oiseau qui lui restait ? Non, cette pensée était trop proche de son coeur, trop proche pour être formulée ou, même, pour lui tirer des larmes."
Extrait de Pierres de mémoire de Kate O'Riordan