Esprit portugais

Publié le 07 juillet 2009 par Doespirito @Doespirito

Ce n’est pas mon genre de critiquer, mais j’ai quand même un drôle de nom. Do Espirito Santo, en intégral. C’est très pratique : pas besoin de traduire, on comprend tout de suite ce que ça veut dire. Ça a permis à quelques dizaines d'imbéciles de me faire la même blague, lors de l'appel à l'école, au lycée ou en fac : «Do Espirito Santo ? Amen !» ou même, encore plus fin «Le dernier ferme la porte». En tout cas, ça vous pose son Portos en moins de deux. C’est un peu comme Stimorol pour les Danois ou Popov pour les Russes. Mais c’est long, c’est long… D’autant que si on respectait la tradition, je devrais y accoler Ferreira (le nom de ma grand-mère) pour que la lignée soit complète et bien identifiée.

En vertu de quoi, vu qu'on est entouré de feignants, mon appellation d’origine contrôlée a varié à travers les âges. Quand j’étais à l’école primaire (autrement dit juste après Jurassic Park, pour vous aider à situer dans la chronologie), on m’appelait «Santos». Par commodité. Parce que les Portugais, on les appelait tous Santos. C’était le nom attribué par la collectivité, qui avait jugé, dans sa grande sagesse, que je devais forcément m’appeler comme ça, probablement vu ma tronche, ma tâche de naissance, mes vêtements, mon goût pour la morue a braz, et ma flopée de frères et sœur. En effet, à la différence des français de souche, les Portugais étaient prolifiques, en plus d’être maçons ou femmes de ménage, et à Paris, concierges de père en fils. 

L’exemple venait donc d’en haut. Mon père et son père avaient aussi adopté ce nom-là (c’était même écrit sur la vieille scie égoïne de mon grand-père, achetée à Londres il y a près de 100 ans) à la demande unanime du bon peuple. C’était en quelque sorte leur brevet de naturalisation : en leur donnant un nom, même différent, on leur accordait leur place dans la société. J’ai donc fait partie des gens dont le nom est décidé par les autres. Ceux qui ne s’y faisaient pas s’appliquer à le massacrer. En dehors de Santos, on m’a appelé Esposito, Esperimanto, Espérito, Espiroto, Do Santos, Dos Esperitos, Spirito, j’en passe et des plus vulgaires.

Quand je me suis retrouvé à l’Ecole Normale, on décida (toujours sans me demander mon avis, mais j’étais de bonne composition) de m’attribuer un autre patronyme, plus court, et pour me différencier d’un autre Thierry. Moi, c’était Thierry do. Un peu plus tard (je devais avoir dans les 30 ans), je me suis enfin décidé à adopter mon nom actuel, Do Espirito, sur le conseil d’un de mes frères. Ce n’est pas le nom complet, mais c’est celui avec lequel je suis le plus en accord. L’Esprit Saint, ça fait quand même beaucoup, donc, je me contente de l’Esprit et c’est déjà pas mal.

Je n’ai plus grand-chose de commun avec mes ancêtres, hormis ce nom un peu bizarre et un vague à l’âme récurrent où certains reconnaîtraient sans peine la nostalgie du passé, le regret des moments traversés dans l’existence, même difficiles, la douleur de vivre, le chagrin, l’exil, le poids du destin (fatum, qui donne le fado). Je dois dire aussi que, la première fois que j’ai franchi la frontière portugaise, j’ai remarqué que les gens avaient des gestes (par exemple, pour tenir un objet, pour marcher, pour croiser les bras…) que je pensais être universels, pour les avoir intégrées depuis longtemps, et qui étaient en fait tout bêtement d’origine portugaise. C’est difficile à expliquer, et puis ça rallongerait encore la note, donc on va s'en tenir là.

Tout aurait donc pu être pour le mieux dans le meilleur des mondes spirituels, quand un beau jour,  un de mes neveux, de retour du Portugal m’annonça une nouvelle qui fit l’effet d’un coup de tonnerre dans le ciel apparemment serein de mes origines. Ce qu’on croyait être un nom hyper-catho comme c’est pas permis était en fait un nom d’origine juive. Je m’explique, car moi-même, j’ai eu du mal à comprendre au début. Un de mes amis a d’ailleurs partagé mon incrédulité scientifique en m’assénant un «Arrête tes conneries !» qui m’a longtemps fait douter sur cette explication. Les amis sont cons, parfois… Quant à mon neveu, il a conclu l'entretien d'un ironique "Bon, bah, Shalom !", qui m'a plongé dans un abîme de perplexité. Explications.

Le 5 décembre 1496, le roi Manuel 1er, qui s’était marié avec l’espagnole Catherine d’Aragon, donna le choix aux juifs Portugais de se convertir, ou de s’exiler. Le roi, qui agissait un peu contraint, parce qu’il a signé un contrat de mariage très précis sur ce point, les protégea un temps. Mais il suffisait qu’il tourne le dos ou qu’il voyage pour que les dominicains fanatisent la foule contre ces Nouveaux Chrétiens abhorrées. Le temps que le roi intervienne pour rétablir l’ordre, et plus de 2 300 juifs avaient vu la lumière blanche, à Lisbonne notamment. Manuel 1er punit durement les agités du pogrom et octroya aux nouveaux Chrétiens le droit de quitter le pays, ce qu’ils firent en masse. C’est pour cela que, si vous allez à Amsterdam, vous verrez une vieille synagogue portugaise dont on se demande bien ce qu’elle fait là.

Mais certains juifs choisirent de rester sur place, et de se cacher en adoptant des noms très banals ou mieux, très catholiques, comme Campos (“Les champs”), Carvalho (“le chêne”), Cruz (“La croix”), Espirito Santo (ah bah voilà), Estrela (“L’étoile”), Lopes, Mendes, Nunes (“Les nonnes”), Pereira, Pessoa (“Personne”), Rodrigues, Silva (“la forêt”) ou encore Souza. Tous ces noms sont décrits comme des noms juifs portugais, descendants de juifs baptisés de force (cristãos novos) ou de crypto-Juifs (les marranes, qui se sont cachés pour continuer à pratiquer leur religion).

Bon, tout ça, c’est bien joli, mais ça ressemble furieusement à une légende. Car il paraît bien difficile de faire une généalogie sur ce point, et d’établir avec certitude la relation directe évoquée. Et de toutes façons, moi qui ai abandonné toute croyance chrétienne, catholique, protestante, sans parler du bouddhisme et de la religion musulmane, je ne vois pas pourquoi j’irais me coller sur le dos une ascendance religieuse de plus à gérer. Mais c’est une jolie histoire, finalement. D’ailleurs, ça fait la note de mon blog pour aujourd’hui, alors c’est pour vous dire…

Illustrations : Rue do Espirito Santo, Alfama, Lisbonne - © Dias Dos Reis, Alemsk.tos, Freshly Squeezed.