L'artiste irait au métier dépliant la recette et s'y mettrait précautionneusement veillant aux proportions, à ce qu'il ne manque rien à l'équilibre de l'œuvre. Et généreusement, ou tout simplement pour qu'il n'y ait pas de mal-entendu, Mark Rothko énonce la « formule » qu'il emploie et probablement vaut au-delà de son propre cas pour bon nombre de ses contemporains. Et ceci en sept points. (Mais qui n'a pas tenté de rationaliser la chose, en se disant un cahier des charges, c'est à dire en énonçant ni plus ni moins des choix?) Il doit y avoir tout d'abord « une préoccupation de mort évidente – pressentiments quand au fait d'être mortel »(1). Certains estiment que l'art serait né de la conscience de la mort, comme expression confuse de ce tourment, et incidemment comme manière de perdurer à travers une trace, un objet investi – manière de déjouer la mort. Les pierres tombales seraient une manière de tenir les comptes de ce phénomène tragique en annulant chaque disparition par l'érection d'un signe solidement dressé. S'occuper de nos morts c'est refuser la disparition totale, l'effacement, tromper le vide. C'est construire avec eux et donc à travers eux une humanité possible qui nous met en perspective. Et les arts en général, continue Rothko, « traitent de la connaissance de la mort » mêlant catarsis à une manière d'apprivoiser cette angoisse subite. L'art ne serait peut-être que cela: l'expression d'un rapport à la mort, de notre propre finitude. En second vient la sensualité.(2) « Notre fondement pour être concrets quant au monde. C'est une relation de plaisir aux choses qui existent, dit-il. » Et, à vrai dire, on envisage assez bien les toiles de la maturité de Rothko comme des lieux mélancoliques où se joue le conflit non résolu de la mort et du plaisir, du tragique et de la sensualité. Rothko peindrait des caveaux avançant sur la toile une nuit délicate, un aveuglement suave. Rien d'étonnant à ce que le troisième point qu'avance l'artiste soit la tension.(3) « Que ce soit un conflit ou un désir courbe, précise-t-il ». C'est cette irrésolution, cette instabilité qui vibre dans la toile et l'anime de l'intérieur. Qu'une œuvre soit sans tension et la voilà décorative, ce qu'il abhorre. Ensuite vient l'ironie (4). Et l'auteur de préciser: « voici un ingrédient moderne – l'effacement et l'examen de soi grâce auxquels un homme peut un instant poursuivre autre chose ». Une dose de dégagement, de recul effectivement très particuliers à l'histoire moderne, à la guerre peut-être depuis laquelle il est difficile de croire à l'innocence humaine, de croire à quoi que ce soit. Car quelque ombre semble toujours devoir ternir les plus belles naïvetés: on n'est plus dupe, l'humanité s'est déniaisée. On a pris conscience du théâtre auquel on jouait. L'homme moderne sait qu'il est « joué ». Mais Rothko reprend avec un air de rêveur accroché à ne pas laisser sombrer son vaisseau chimérique ; aussitôt ajoute-t-il « l'esprit et le jeu... pour l'élément humain... » (5) Et il répète, « ...pour l'élément humain. » comme une prière, une conjuration. Et il est difficile de ne pas entendre après le jeu considéré comme amusement sérieux, ce second sens du mot définissant une latitude, un mouvement possible au sein de l'implacable mécanique. Le jeu dans les rouages. Tout n'est pas tout à fait joué, demeure la part indéterminable de l'humain, l'espoir. Ce petit dégagement subtil par lequel le plus beau peut advenir. Si la mort pose des bornes, quelque chose du rêve ou de l'astuce peut nous continuer, nous en délivrer. Et si le sixième point avance « l'éphémère et la chance... pour l'élément humain » (6), l'artiste conclue avec l'espoir. (7) « 10% pour rendre le concept tragique plus supportable. » En sept points Rothko disait son aventure, le mélange d'accablement et d'espoir à la source duquel naissaient ses tableaux. On ne sait pas bien ce qui l'emporta, la mort ou l'ironie.