Damien Personnaz, la quarantaine passée, et déjà très riche d’expérience sur le front de l’humanitaire, a réalisé un rêve d’enfance : partir à la découverte des îles les moins connues et les plus isolées. Il en a ramené un récit de voyage plein d’observations intéressantes, frotté humour et de mélancolie, qui bat en brèche les clichés : Sept oasis des mers, évoquant successivement les îles d’Ascension, de Sainte-Hélène, des Cocos (Keeling), de Christmas (la fameuse île aux crabes), de Lord Howe, Kosrae et Pohnpei. Un nouvel ouvrage suivra, explorant d’autres îles peu connues du Pacifique.
- Quel genre d’homme étiez-vous lorsque vous avez décidé de réaliser votre rêve d’enfant ?
- J’étais un type qui en avait marre de ne voir, par sa profession, que le mauvais côté des choses. J’avais 46 ans et j’avais ma dose des malheurs du monde. J’aspirais à découvrir d’autres aspects de la réalité, beaux ou insolites. Je ne reniais pas pour autant ma carrière dans l’humanitaire, mais j’avais besoin d’une rupture radicale.
- Vous aviez déjà roulé votre bosse. Quelle expérience était alors la vôtre ?
- La première a été, après un an de chômage où j’ai appris ce que c’est que de ramer, celle du journalisme, au Courrier de Genève. Géographe de formation, passé par les Hautes études internationales de Genève, je me suis retrouvé, petit Français convaincu de tout savoir, dans ce quotidien dont le rédacteur en chef de l’époque, Pierre Dufresne, m’a laissé une liberté totale. Comme la rubrique internationale était chasse gardée, j’ai bifurqué ensuite vers l’humanitaire, au CICR où j’ai accompli de nombreuses missions un peu partout dans le monde, avant de m’engager à l’UNICEF. C’est à l’occasion d’une mission en Erythrée que j’ai entendu parler de ce qui se passait au Rwanda. Je me suis dit alors que je ne pouvais pas, en tant qu’humanitaire, ne pas y être, et c’est ainsi que j’ai débarqué à Kigali le 12 juillet 1994, juste après la fin des derniers massacres. La ville ne comptait plus alors que 50.000 habitants. En trois mois, il y avait eu 800.000 morts. Lorsque je suis arrivé, cela sentait la mort. Personne n’avait vu venir la catastrophe, ce qui signifie que le travail n’avait pas été fait correctement. Notre chef de bureau en est d’ailleurs devenu fou. Pour ma part, j’y suis resté un an. C’est là que j’ai perdu toutes mes illusions : sur la politique et l’humanitaire, mais aussi sur l’homme en général et la face cachée de chacun de nous. J’y ai rencontré des prêtres qui avaient sonné les cloches de leur église pour y rassembler leurs fidèles destinés à être massacrés, des nonnes qui avaient crevé les yeux des enfants, et des enfants qui avaient tué pour survivre…
- Comment se sort-on de tels cauchemars ?
- On reste évidemment atteint, malgré tout le travail de debriefing psychologique. Mais d’un autre côté je suis content d’y être allé. Aujourd’hui, j’ai « oublié » le Rwanda, à l’exception de deux images : chaque fois que je vois des vignes aux sarments alignés sous la neige, je me rappelle les jardins de Kigali à la tombée de la nuit, dans lesquels se dressaient les bras ou les jambes des cadavres déterrés par les chiens qui ressortaient. Et puis l’odeur : l’odeur de la mort et de la peur. On ne s’en débarrasse pas.
- En devient-on désabusé ?
- Non, il y a toujours quelque chose à faire, même si, en réglant un problème, au Rwanda, on avait l’impression d’en créer un autre. On a parlé de réconciliation nationale, mais on en était loin, le fond du problème n’étant pas réglé. . Tu te dis que quoi que tu fasses tu en créerais d’autres. On par lait de réconciliation nationale. Ensuite je suis allé 6 ans au Vietnam avec ma femme et ma fille, au titre de chef de la communication pour l’UNICEF. Cela nous a permis de vivre en famille, dans un chouette pays… très difficile pour le travail. Les Vietnamiens, comme les Chinois et les pays communistes en général, se méfient en effet a priori des Occidentaux…
- Je n’avais pas une idée précise de ce qu’elle était, sinon qu’elle avait servi de base militaire pendant la guerre des Malouines. Je savais que les gens n’y restent pas. Peut-être l’ai-je alors choisie parce que c’était loin et parce que c’était nulle part.
- Et qu’y avez-vous trouvé ?
- Une ambiance très particulière, où la laideur côtoie la beauté. Les gens n’y restent pas. Tout ce qui est créé par l’homme y est laid, comme tout ce qui est militaire. Mais la nature y est forte. On marche sur de la lave. C’est une île d’une âpreté phénoménale, qui ne ressemble à aucune autre et où on se purge rien qu’à la netteté de l’air.
- Quel rapport entretenez-vous avec les gens ?
- A premier abord, c’est toujours un peu difficile, parce que je suis plutôt timide. Mais je tiens beaucoup aux rencontres, surtout dans un contexte qui n’est pas celui du tourisme ordinaire.
- Les habitants des îles isolées ont-il des points communs et une mentalité particulière ?
- Leur point commun est d’abord qu’ils n’ont pas de téléphones portables, sauf entre eux. Ils se connaissent tous et se protègent entre eux. Tous ont une vie relativement précaire. Ces v
- Iles vivent souvent sous perfusion, comme Sainte-Hèlène, toutenues pour le seul intérêt géostratégique qu’elles représentent. Les jeunes, sans avenir, émigrent parfois mais sont souvent malheureux dans les grandes villes occidentales. Ils reviennent alors et vivent en familles solidaires. Il y a réellement une mentalité commune chez eux, assez imprégnée de mélancolie. Ils ont bel et bien choisi de rester sur ces îles, parfois pour cultiver une certaine médiocrité. Ils s’ennuient souvent et picolent à proportion…
- J’y ai pensé en séjournant aux Cocos, où s’établissent volontiers des Australiens qui ne désirent plus que « sentir le parfum des roses », t el cet ancien amiral australien qui a participé à la guerre du Vietnam. La vie au grand air y est simple et belle, et je pourrais y rester pour écrire un livre, mais je craindrais aussi de m’y ennuyer à la longue.
- Comment voyez-vous l’avenir de ces îles ?
- Je ne suis pas optimiste, et je crains que la crise ait des effets terrifiants. Plus on s’isole, plus la vie est compliquée, plus on est dépendant. Je suis sûr, par exemple que le projet d’aéroport à Saint-Hélène, qui aurait été d’un grand apport, sera sacrifié.
- Le tourisme représente-t-il un espoir ?
- Les habitants des îles isolées connaissent les effets du tourisme de masse et n’en veulent pas. Ils savent que le tourisme est une économie fragile, mais ils n’en pas moins besoin d’argent. Les Fidji ont su concilier leur culture avec un tourisme limité. En fait, plus les cultures insulaires sont fortes, plus elles intègrent les effets négatifs du tourisme. Par ailleurs, construire un hôtel sur ces îles est déjà toute une entreprise. Tout y est rendu très coûteux par les difficultés de communications et peu rentable. Alors...
- Et vous, maintenant ?
- Je travaille à un nouveau livre, qui sera consacré à six oasis du Pacifique, dansun registre documentaire plus sérieux et d'un ton un peu plus noir. Je suis allé par exemple à Tuvalu, en train de couler et que ses habitants devront quitter à terme. Ces jours, en outre, je suis en train d’écrire un chapitre ou j’évoque une île que je déteste. Je m’interroge alors : qu’est-ce que tu fous là ? J’y ai été mort de solitude. Tout le paradoxe est là, qui vous fait rêver d’îles isolées où vous crevez si vous n’y rencontrez personne…