LES MIROIRS. Paul-Napoléon ROINARD, Chercheur d'Impossible (III)

Par Bruno Leclercq
1e partie : Les Miroirs Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible
2e Partie : Les Miroirs Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible (II)

Pour P.-N. Roinard, sa pièce Les Miroirs, est devenue une obsession, il veut la voir jouer, mais devant cette impossibilité et avec l'appui de quelques amis elle sera enfin imprimée, pour expliquer la genèse de son drame et sa conception, il en fait suivre les huit "stades" d'une glose qu'il qualifie lui-même de "longue et compacte". Dans la première partie de ces "notes" (I), il revient sur la genèse de l'oeuvre, ses tentatives pour être joué, les réaction à sa première expérience de la scène avec son adaptation du Cantique des Cantiques. La seconde partie (II), c'est sa conception de l'art dramatique, ses vues sur la forme poétique, qu'il révèle, il y expose ses théories sur "l'orchestration de l'ambiance symbolique" par la recherche d'analogie entre sons, couleurs et odeurs. La troisième et dernière partie (le découpage est de moi, nécessité par le type de publication et mon rythme de travail, tout à fait aléatoire), est tout d'abord consacrée aux caractères des personnages, qui furent construit à partir des principes d'Eugène Ledos et de leurs lectures et applications par l'un des amis de Roinard le poète et critique Julien Leclercq. Dans une lettre à Léon Deffoux il poursuit en eximanant son oeuvre pour répondre par avance aux critiques que pourrons en être faites. Il termine enfin sur sa vision de la "foule", comment la représenter à la scène, ce qu'elle représente pour lui.

Dans ces notes si Roinard se montre théoricien, il ne semble pas accorder à ses théories un rôle essentielle, un exemple : l'utilisation de la physiognomonie, pour établir le caractère de ses personnages. La couleur des yeux, la longueur des cheveux, le regard, les gestes même, des personnages découlent de leurs caractères zodiacaux, pourtant l'auteur admet que les acteurs chargés de donner chair à ses héros ne donnent pas "une exacte copie de la physionomie indiquée". C'est pour lui, et afin de voire vivre ses personnages, qu'il en dessine une image si précise.

Je finirais avec une citation de Francis Jourdain, qui n'était souvent pas tendre avec les symbolistes et encore moins avec ceux qui comme Roinard continuaitait à défendre, par leur idéalisme, les théories d'une école que la jeune génération, celle de 1900 dont Jourdain fait partie, rejettait comme trop enfermé dans ses rêves et sa tour d'ivoire. Pourtant d'autres comme Strentz ou Apollinaire apporterons leur concours à Roinard, peut-être virent-ils comme moi une certaine modernité à ce drame dont la révélation est arrivée trop tard.

« Cher Paul-Napoléon Roinard ! Héroïque victime de la dèche, du guignon, de l'absinthe-grenadine, de la poésie et de l'entérite !... Un peu tapeur, un peu raseur, pas de talent mais quelle candeur ! Je devais, l'année suivante, au cours d'un voyage à Bruxelles, le découvrir derrière un pilier de Sainte-Gudule. Revenu à Dieu ? Non. Il se cachait. Il avait, me confia-t-il, passé la frontière pour fuir la police dont il avait lieu de soupçonner qu'elle projetait de coffrer le dangereux collaborateur de revues littéraires anarchisantes. Avant de quitter Paris, l'inoffensif et ténébreux Roinard avait confié à un ami sûr, un orthopédiste de tout repos, ce qu'il avait de plus cher, le manuscrit des Miroirs, vaste poème sur lequel il transpirait depuis longtemps. Ne pouvant se passer de ce trésor, il correspondait par des voies mystérieuses avec son honnête receleur pour que les précieux feuillets puissent gagner Bruxelles, emmi des bandages herniaires. Bien des années plus tard, une circulaire me conviait à participer au banquet offert à P.-N. Roinard. Le restaurant choisi était celui de l'Hippodrome et la circulaire ajoutait qu'on y fêterait la mort du rêve. Rassurez-vous, La Mort du Rêve, c'était le titre d'un nouveau recueil de Roinard... L'annonce de ce joyeux enterrement à l'Hippodrome n'en fit pas moins passer un petit frisson dans le dos de maints techniciens du Rêve qui voyaient là un inquiétant présage ou une prédiction sinistre. » Francis Jourdain, Né en 76, Editions du Pavillon, 1951.


D'Après les physionomies
Lettre au poète Henri Strentz


La présence de l'homme, sa figure,
sa physionomie sont le meilleur
texte pour ce qu'on peut dire de lui.
Goethe

« Cher ami,
« Tant d'ironiques remarques déjà me sifflotent aux oreilles, sur l'inusitée description de mes Personnages, dans Les Miroirs et tant de gens spirituels probablement s'en gausseront dans la suite, que je prends le parti de m'expliquer à ce sujet.
Vous m'excuserez du subterfuge. Puisqu'il fallait que je résolusse la question par écrit, devant un contradicteur, j'imaginai naïvement de vous supposer tel et de vous dédier cette lettre qu'en réalité j'adresse... à d'autres..., moins compréhensifs et moins désintéressés que vous, mon bien cher ami.
Croyez d'abord – et vous le pensez – qu'il n'existe ni recherche de dilettantisme ni voeu de bizarrerie dans l'énoncé de ces Personnages. Aussi bien que par leurs costumes, j'ai voulu, par leurs caractères physiques, suggérer diverses significations nettes de leurs Ames.
J'entends par l'admirable mot d'âme, la mystérieuse intériorisation pensante ou réfléchissante qui résulte de notre matière charnelle en activité.
La forme extérieure, comme partout, devant révéler la nature des fonds, je n'en saurais, me suis-je dit, trop préciser les grands traits et principaux signes ; or, pour rester plus exact dans cette peinture de mes rêves, j'ai cru devoir déterminer, par des termes spéciaux et usités en Physiognomonie, à chacun de mes protagonistes son caractère exact et bien en face de son rôle.
Comme dans l'orchestration scénique des Ambiances et les Thèmes symboliques du Décor, je prétends formuler non des notations absolues mais le plus possible approximatives, selon ma façon d'envisager chaque chose et chaque être, par rapport au Drame qu'ils vont refléter et qui les reflétera, d'après le concept de mon imagination, sans cesse directrice.
A l'appui de ce système, voici quelques nécessaires explications :
Telles déités spécieuses : Jupiter, Apollon, Vénus, etc., passaient chez les anciens pour imprimer plus ou moins leur influence faste ou néfaste sur sa destinée, dès la formation d'un être humain.
L'Astrologie, l'Empirisme, le Savoir des Mages ou des Mystiques et même la Science purement Positive semblent au long des siècles avoir fait l'accord sur cet aphorisme : « Les visages sont les miroirs de l'âme ».
Aussi ai-je cru que derrière tant d'autorités je pouvais m'abriter, et en usant de termes séculairement convenus, signifier comme en schéma, l'expression physique et cérébrale de mes protagonistes. Et je demeure persuadé que mon tableau ou mieux mon abrégé signalétique apparaîtra aussi utile à consulter par le spectateur pour plus de compréhension que par les acteurs pour meilleure interprétation des Rôles.
A la suite de Lavater, d'Arpentigny et Desbarolles, un savant moderne, Eugène Ledos, établit sur des données scientifiques et sur de patientes observations des lois de classifications indiscutables.
Voici comment mon ami regretté Julien Leclercq, dans son livre La Physionomie (très bien édité par la Librairie Larousse), expose cette lumineuse Méthode d'Eugène Ledos (1) :
« D'abord il s'est créé, à la façon des Grecs, huit types idéaux qui correspondent chacun à un caractère à double face : la face heureuse et la face tourmentée.
« Naturellement, les caractères correspondants sont comme les types idéaux, soit en bien, soit en mal. Chaque type a des attributs connus : par exemple, la peau blanche ou la peau brune, les yeux bleus ou noirs, une grande ou une petite taille, etc. »
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« On ne fera jamais autre chose que d'imiter la nature, disait le grand sculpteur Rodin, mais il n'y a que les artistes qui la voient.
« C'est là une vérité éblouissante. Il n'y a peut-être que le physionomiste doué qui voie l'homme. »
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« Etudions maintenant, sous la direction d'Eugène Ledos, les différents types planétaires, leurs caractères moraux, leurs aspects physiques. Planétaires, n'a pas ici un sens astrologique. Les Grecs, dans leur belle entente de l'humanité, avec leur esprit à la fois d'observation et d'idéalisme, ont personnifié leurs dieux ; et, ils furent bien obligés de les personnifier puisqu'ils les spécialisaient, puisqu'ils les individualisaient.
« L'Olympe n'est autre chose que notre monde idéalisé. Chaque dieu avait son caractère et sa beauté. Les Grecs ne pouvant concevoir un caractère particulier sans aussitôt le recouvrir d'une forme particulière, visible aux sens et significative, nous ferons comme eux.
« Il ne s'agit donc pas de l'influence des astres. »
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Les attributs du type heureux et du type malheureux étant différents, il y a en vérité seize types idéaux correspondant à seize caractères idéaux : Jupiter, Saturne, Apollon ou le Soleil, Mercure, Mars, Vénus, la Lune et la Terre. Vous chercherez en vain ces types dans la vie, où tout est complexe. Dans un individu, plusieurs types (deux, trois ou quatre quelquefois) se confondent.
« Ajoutez à ces données premières qu'il y a cinq formes géométriques de visages (visage carré, rond, ovale, triangulaire et conoïde), chacun desquels indiquant des traits de caractère généraux. Ajoutez encore que chaque trait du visage pris isolément indique un trait particulier de caractère. »
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Lorsque quelqu'un s'offre à son examen, M. Ledos opère ainsi :
« 1° Il observe la personne dans son ensemble et perçoit le type dominant.
« 2° A quelques indices il reconnaît le ou les types qui se combinent avec le type dominant.
« 3° Il détermine la forme du visage.
« 5° Il conclut à telles facultés ou défauts.
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« Les types pour être idéalisés et appartenir à la Fable n'en sont pas moins humains. Les poètes antiques les ont créés, et ils avaient, comme tous les poètes de tous les temps, le sens de la vie. Il faut admettre que M. Eugène Ledos avec l'expérience a su déterminer assez largement et précisément le caractère de chaque type. Alors, partant d'une donnée générale simple, il réussit par une série de modifications successives l'analyse de ce composé qui est l'individu.
« Avec la notion première et fondamentale du caractère idéal de chaque type, avec la connaissance de la signification de chaque forme du visage et de la signification de la forme de chaque trait du visage, cette analyse devient possible.
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« Il faut, pour y parvenir, beaucoup de sensibilité et d'intuition. Il est en tout cas nécessaire d'être doué de telle sorte que les formes aient sur vous un pouvoir émouvant. Je dirais même, pour me faire mieux comprendre encore, que c'est une science d'artiste et que des dons d'artistes y sont indispensables. Elle est complexe et profonde comme l'âme humaine et, comme la nature, elle est claire et lumineuse dans ses signes. »
Après étude approfondie de cette Méthode Ledos dont parle J. Leclercq, je puis donc, par des moyens quasi-mathématiques et par des définitions précises, établir, puis vérifier au besoin, en d'irréfutables preuves, l'exactitude minutieuse de mes caractères.
Si vous le voulez bien, essayons de les reconstituer logiquement. Pour plus de clarté, je vous désigne entre guillemets, les principales références que j'emprunte textuellement à l'exposé de la Méthode. Ce que j'ajoute appartient ou se rapporte aux spéculations de nombreuses oeuvres antérieures – par moi lues – sur le même thème.
Rôle de Tcheïlam – Apollon, Jupiter, Saturne, Mars, la Lune et Vénus. - Surtout Apollonien par reflet dans sa masculinité des ascendances féminines, Tcheïlam se montre Jupiterien par les ascendants mâles.
Les Apolloniens ont « le front arqué, san rides permanentes, le regard doux, dominateur et fascinateur, la prunelle fauve, claire et comme striée d'or, les cheveux longs, doux, fins, d'un blond roux, avec des fils d'or. Barbe peu fournie, frisée. Gestes calmes, marche majestueuse sans pose ».
« Les Solaires ont horreur de toutes les obscurités. Ils ont l 'amour de la Lumière et des largesses. » Ils ont le goût somptueux des parfumes, des pierreries et des sensations exquises, sont désireux d'honneurs et de dignités, mais demeurent d'ambition noble.
Les Apolloniens sont fatalistes. « Il est dans leur destinée », dit M. Ledos, « d'acquérir de la célébrité, de pouvoir s'élever aux plus grands honneurs, voire même à la puissance suprême. Ils sont, aussi, sujets à d'étranges mutations de fortune et leur étonnante ascension est le plus souvent suivie d'une chute extraordinaire et retentissante. Les fils du Soleil, si simples dans leur vie privée, aiment, dans le monde, à se parer et à paraître avec prestige. Toujours sobres, ils ont l'intelligence vaste... »
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« Ils sont fort malheureux en amour, en amis, en femmes et en enfants. »
En Tcheïlam, rivalisent les influences amies et bonnes de Jupiter et de Saturne, sous la domination paisible d'Apollon.
Fils et petit-fils de Jupiteriens, aux types malheureux, soldats brutaux, sensuels, et Martiens amateurs de débauches, méprisants, orgueilleux et grossièrement despotes, Tcheïlam aurait dû naître et grandir mauvais Jupiterien par agnation.
Mais sous une contrariété d'atavisme très fréquente et provoquée par une occulte révolte des filiations féminines, il demeure Jupiterien, type heureux.
Donc, d'esprit sain, de raison réfléchie, autoritaire bienveillamment, « grave, judicieux et plein de mansuétude », en aversion de ses ascendants mâles, il demeure, par effet réflexe des ascendances féminines, un homme affable, affiné, sentimental, « doux avec les faibles respectueux à l'égard des grands et très courtois envers les femmes. »
Apollonien, il est, « grave, sérieux, d'âme fière et grande. Il est équitable, résolu, magnanime, courageux, sans témérité, sincère, incorruptible, maître de soi-même ».
A Jupiter, Tcheïlam doit ses pommettes saillantes, son front, aplani vers les sourcilliers en base de pyramide, terminé en coupole sous l'influence d'Apollon et un peu ovoïde, de par Saturne.
La mauvaise influence qu'il retient de ses ancêtres et qu'imprime Mars sur la totalité de son caractère, se trouve heureusement combattue par la puissance pacifique d'Apollon, qui dirige ses forces de lutteur vers les joies de l'Art.
Saturne lui prête son aspect un peu mélancolique, ses facultés de construction et ses tendances à la ferme persévérance dans l'édification de ce qu'il croit juste et bienfaisant.
« Les oeuvres que fonde Saturne sont durable parce qu'il recherche la solidité avant tout. Méthodique, classificateur systématique, le Saturnien, par l'excès même de la raison trop rigoureuse, est porté aux utopies », si tant est qu'il existe des utopies !
De la Lune lui vinrent ses cheveux d'un blond cendré presque blanc-albinos et sa grandiose imagination de poète-artiste.
A Vénus, il doit sa lèvre inférieur charnue, son nez rond du bout, ses narines dilatées, sa voix grave et musicale et c'est d'elle aussi qu'il reçut le génie des formes, le don de générosité et sa profonde sensibilité.
Rôle de Kéristar. - La Terre, Saturne, Vénus, Mercure. - Surtout Terrien par reflet des ascendants mâles, il apparaît Saturnien sous l'influence du fatalisme résigné des ascendances féminines. Il est Terrien de type à la fois heureux et malheureux, puisqu'il a « le front plus développé en largeur qu'en hauteur, les sourcils horizontaux larges, noirs, durs et épais, le nez assez court à épine large, la voix sourde, rude, le cou large et court » du type heureux; et qu'il est, comme lui, patient au travail, tenace dans ses entreprises, agit plus qu'il ne parle, sans être avare ne sait donner, ne comprend rien à la délicatesse des sentiments pas plus qu'aux tendresses du coeur. Il a pourtant un fond de sensibilité qui ne se manifeste pas au dehors. Ses appétits sensuels sont tout matériels. Ni enthousiasme, ni inspiration, ni intuition ; mais, esprit observateur, il possède la perception des intérêts matériels de la vie. Du Terrien au type malheureux il a « les mâchoires épaisses, la partie inférieure du visage en avant ; comme lui, il est mélancolique, sournois, jaloux, envieux ; ses passions violentes, concentrées, sont terribles dans leurs manifestations. Haineux, vindicatif, bestial et violent dans l'assouvissement de ses désirs, il représente la ruse grossière. »
De Saturne, type heureux, il tient « sa démarche lente. Il va la tête inclinée, les yeux sur la terre, se parlant à lui-même et absorbé dans de profondes et amères pensées ; il est défiant, soupçonneux, parfois fantasque. Il se souvient des offenses ». De Saturne, type malheureux, lui vient « son âme craintive, inquiète, soupçonneuse, défiante, envieuse, haineuse. Contradicteur, sophiste et de mauvaise foi,. Haine perpétuelle. A la fois superstitieux et incrédule. Trembleur. Le mauvais Saturnien, comme le mauvais Terrien est prêt à tout pour de l'or, il est traître. Enfin son influence est malfaisante ».
En Kéristar, Vénus, type heureux, brun, lutte contre les penchants Terriens et Saturniens de type malheureux. Il doit à Vénus sa beauté « sa voix douce, tendre, voluptueuse, ses yeux noirs, vifs, presque à fleur de tête, ornés de longs cils. Les mouvements sont un peu nonchalants et lascifs, les allures efféminées. Les lèvres sont épaisses, lisses et rouges, l'inférieure débordante, est séparée en son milieu ».
De Mercure, on ne relève guère en lui que de vagues caractéristiques du type malheureux :
« Les Mercuriens sont hypocrites, tendeurs d'embûches ; s'ingénient à nuire aux autres, voire même à leurs bienfaiteurs ou amis ».
Et ces caractéristiques du type heureux : « Assimilation et mémoire universelles ; quand il n'est pas inventif il excelle dans l'imitation. »
En résumé, Kéristar n'a pas un caractère d'homme très accusé, il est surtout « Miroir ». Sans les profonds reflets d'éducation dont la fréquentation familière et protectrice de son maître Tcheïlam, longuement l'imprégna, il aurait vécu, bellâtre, obscur, insignifiant ou lâche, peut-être bandit dans les bas-fonds de la pègre.
Kristar le Terrien reste d'une argile assez malléable pour subir, à tour de rôle, l'emprise dominatrice de Tcheïlam l 'Apollonien supérieur ou l'empreinte impérieuse de sa soeur de race, Daïmoura la Vénusienne.
Rôle de Daïmoura – Vénus, Mars, Mercure, Apollon et Saturne. - Surtout Vénusienne par un puissant reflet des ascendances féminines et primesautières de parenté paysanne, elle nous apparaît Martienne par les ascendances mâles de pacants devenu faubouriens. « Les Vénusiennes », dit Eugène Ledos, « ont un visage d'un rond allongé qui s'approche de l'ovale et qui a la régularité du galbe grec. Leur physionomie est empreinte d'une grâce infinie. Leur front est régulièrement encadré par une chevelure abondante, fine, souple, soyeuse et d'un blond roussâtre. Leurs beaux yeux bleus fendus en amande, veloutés, doux et caressants, ont une volupté décente qui charme et fascine. Leur bouche, aux lèvres roses, a un sourire aimable et gracieux, plein d'un charme séducteur. »
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« Leurs narines sont gracieusement ouvertes. Leur menton, rond et un peu fossu, est remarquablement élégant. Leur peau extrêmement fine, douce et satinée, est d'une blancheur de lys éblouissante et leurs joues sont colorées d'une charmante rougeur. Leur cou, leurs épaules et leurs poitrine, admirablement conformés et bien dessinés, sont d'une blancheur immaculée et leurs seins superbes sont développés sans excès. Elles ont la poitrine en avant comme les colombes. »
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« Les reins sont cambrés avec grâce, leurs membres, aux fines attaches, sont d'un dessin très correct et plein d'élégance. Elles ont dans tout leur être un rayon de grâce, de séduction et de bonheur, et dans leur démarche une allure de déesse qui ravit et fascine. »
A cette peinture, nous n'avons pour la ressemblance parfaite, qu'une seule restriction à formuler.
Daïmoura doit à l'influence Martienne les yeux d'un bleu très foncé et d'un front un peu bas. Quant aux cheveux, elle les brunit d'une teinture rouge sombre ; et elle se peint délicatement les sourcils et les cils, ce qui en exagère le pur dessin.
Du type malheureux de Vénus, Daïmoura tient son âme vaniteuse, tortueuse, ambitieuse, sa voix insidieuse et son rire exaspérant. Les mauvaises Vénusiennes sont « perfides, elles affectent, sans paraître y prendre garde, des poses lascives. Leur voix flexible, est tantt languissante et mielleuse, tantôt vive, ardente et passionnée. Elles sont des charmeuses fatales et redoutables, elles ont un pouvoir de consomption. ».
Si des ascendances féminines et paysannes, Daïmoura put garder en elle – bien qu'affiné par l'éducation – la belle et robuste santé de ses origines, si elle est superbe, saine de corps, il n'en va point de même pour l'âme qu'elle a héritée de ses ascendants faubouriens. Dans sa mentalité ne persiste guère de primitive loyauté, et le sens moral est faussé par l'orgueil et le mensonge.
L'influence de Mars exaspère cet orgueil. Les Martiens sont violents, « dominateurs, imposent leurs opinions, s'irritent dans la contradiction. Ils font tout avec passion, le bien et le mal. Enclins aux plaisirs de l'amour, ils sont hardis. Ils meurent le plus souvent violemment. »
Mercure donne à Daïmoura l'adresse dans la feinte et la prudence dans la dissimulation et l'intrigue. Le Mercurien excelle dans l'imitation. Il devine plus les choses qu'il ne les apprend, « il est indépendant, indiscipliné, insoumis, réfractaire à la domination dont il sait s'affranchir habilement et sans lutte. Le Mercurien est supérieur dans la mimique. Il a l'instinct dominateur, le don de pénétrer dans les consciences. Les exercices de souplesse et d'adresse sont de son goût. »
Mais, comme nous l'avons dit, en Daïmoura l'orgueil violent de Mars domine, et la porte parfois hots de prudence malgré sa science de l'hypocrisie.
Apollon lui donne le goût des parures et des ornements, des joyaux et des honneurs.
A Saturne, elle doit son fatalisme négateur et plus indifférent que résigné. Elle est prête à la vie qu'elle veut vivre ardente et en dominatrice, mais aussi elle est prête à la mort, qu'elle ne craint guère et qu'elle préfère à la déchéance.
Par amour d'ostentation Apollonienne et par habilité Mercurienne, tantôt dans un désir d'apprendre ou de paraître savoir, tantôt dans un voeu de s'incliner pour mieux dominer, elle se fera Miroir soumis ou Miroir feint, selon l'occurrence.
Vous voyez, mon cher Strentz, qu'en toute réalité se sont vérifiés les grands traits d'existence de mes fictifs personnages sous la claire analyse que nous enseigne la Méthode Ledos, et d'après les indications parallèles que j'ai données de leurs préconceptions dans ma volonté de synthèse.
Oh ! Je sais bien que le Monsieur Mercurien que nous rencontrons souvent à Paris, celui qui rabaisse tout, objectera et sifflera en douce : « On peut toujours faire dire tout ce qu'on veut à un traité de physionomie ! » A ce malveillant, à ce plaisantin, je répondrai sans désir d'inutile discussion et sans besoin de le convaincre : « Eh bien, cher Monsieur, par cette confrontation -là, je gagnerai au moins -si je meure sans être représenté -
d'avoir très précisément renseigné les acteurs sur le caractère physique et moral de mes trois protagonistes, ce qui semble assez important, je suppose. »
Portant, croyez-le, mon cher Strentz, je n'exige point des interprètes une exacte copie de la physionomie indiquée. Je leur conseillerai plutôt de ne pas accentuer leur grime, de rester nature ou de se faire un visage le plus simple possible, net de ligne et sans rehaut de couleur, car ils risqueraient de se rendre la face cadavérique ou grotesque en l'opposant tons contre ton à la pleine clarté des projections lumineuses diversement colorées sous lesquelles ils devront évoluer, masques réflecteurs de leur émotion particulière et des nuances tristes, heureuses ou tragiques, que comportent les heures et le milieu du Drame.
Examen des « Miroirs »
Lettre à Léon Deffoux

« Mon cher ami,
« Se livrer à l'examen d'une pièce avant sa représentation vous semblera d'une témérité peu ordinaire ; ne paraît-on pas défier la critique par l'audace de lui mâcher ses aliments ?
Or, si heureuse qu'elle devrait se montrer d'une telle ingénuité de la part d'un auteur, elle ne peut que lui en vouloir et la lui faire expier.
Tel ne s'avère pas mon projet et je me préserve en cette puissante excuse : j'ai vu la pièce représentée, au moins en partie, puisqu'elle subit l'épreuve d'assez nombreuses répétitions.
Donc je ne dois pas craindre de vous confier mes volontés, mes incertitudes, mes hésitations, et encore moins redouter de défendre, sur certains points, des apparences d'illogisme, qu'on tendrait facilement à regarder comme des défaillances.
Vous le savez, je voulus créer trois personnages qui fussent des entités, - et non de simple caractères humains, - autrement dit des synthèses d'humanités.
Tcheïlam signifie l'homme supérieur, par sa profonde culture, par son vouloir de belle grandeur et d'altière bonté, mais quand-même aussi imparfait de raison et d'âme que tout ce qui naît matériel et mortel.
Daïmoura évoque la femme, toute la femme charmeuse, assimilatrice et dissimulée, toute la femme qu'elle végète ou trône, soit en hait, soit en bas.
Entre ces deux forces suprêmes d'humanité, Kéristar représente l'être-peuple : cette femme-homme, qu'est simultanément la foule. Brutal, superstitieux, cruel, menteur par origine et parfois tendre, bon, souple et imitateur par intuition, par éducation ou milieu, il sera donc le Miroir d'excellence, Miroir qui reflétera tantôt l'âme de Tcheïlam et tantôt celle de Daïmoura ; miroir qui souvent aussi réfractera, hostile à Tcheïlam ou Daïmoura. Au surplus, il figure entre les deux protagonistes homme et femme le lien, ou mieux, le pivot neutre de leurs joies et de leurs souffrances. Il se dresse comme un obscur écran, qui, dans la nuit, renverrait vagues et déformées les images qu'on lui projette mystérieusement.
Cela posé, passons à l'analyse du drame.
Cette pièce n'a pas été construite par situations, ni péripéties, mais je l'ai combinée en enchaînant des reflets de situations – pour ainsi dire – et en quelque sorte par une suite d'états de vie commentés a posteriori jusqu'au moment culminant du drame où l'action ne surgit que résultante des classiques préparations antérieures.
En la représentant ainsi au public, j'ai pensé mieux dégager mes caractères des contingences et les placer plus haut en atmosphère de Rêve.
J'ai fait du théâtre non à l'envers mais – permettez-moi ce mot – à contrevers, afin de le dégager des truquages grossiers et des gestes trop évidents, qui font du théâtre habituel un art inférieur, faux et simplement de passe-temps.
Aussi mon théâtre semblera-t-il plus vraisemblable en profondeur qu'en surface. C'est d'un Poème dramatique qu'il s'agit ici et non d'un scénario fertile en complications d'intrigues et d'effets qui amuse ou fait pleurer les yeux du public en vue de le divertir, sans fatigue et à grand renfort de banales ou triviales émotions.
Oui, c'est d'un Poème dramatique tissu largement avec l'intention de mettre seules en relief sur un champ vague, mais large, quelques nobles expressions florales d'âmes chimériquement brochées, grandifiées et précisées en gros traits pour mieux porter le spectateur à songer et à jouer lui-même un rôle de réflecteur, face à la pièce.
Le sujet choisi fut, depuis un demi-siècle, à ce point ressassé qu'un écrivain belge crut devoir instituer un prix de dix mille francs pour récompenser la plus belle des pièce qui seraient écrites sans toucher de loin ou de près à cedit sujet : l'Adultère, que justement, à cause de sa banalité même, j'ai préféré.
Plus le cas s'affirmerait commun, plus tout pourrait y refléter tout, et vraiment d'après l'universelle nature. Je le répète, l'originalité d'un auteur ne réside pas dans l'élection des sujets, mais dans la façon dont il les traite. Et puis il n'y a guère au fond que deux thèmes au théâtre, en poésie et en tout : la Mort et la Vie accompagnées des innombrables effusions ou conflits que peuvent occasionner leurs deux inéluctables facteurs complémentaires : la Haine et l'Amour.
Voilà sur quoi M. Edmond Picard n'a pas assez médité avant de fonder son prix contre l'adultère. S'il ne s'en fût pas tenu au jugement superficiel, il eût déduit que l'amour ou même l'amitié étant des sentiments très égoïstes, puisqu'ils trouvent en autrui leurs voluptés, il ne saurait y avoir haines ou luttes d'âmes sans cet amour ou cette amitié : amour charnel, amour mental, amour filial, amour fraternel ou maternel, lucratif ou désintéressé, etc., enfin toute la gamme des mobiles qui propulsent nos vaniteuses existences.
J'ai, comme bous le voyez, choisi mon sujet, l'Adultère, en telle entente de causes que je le situai dans la souffrance la plus tendue et la plus impardonnable qu'il soit peut-être, puisqu'elle se produit en l'état le meilleur, le plus fier, le plus loyal et le plus favorable à la fidélité : l'amour libre.
Ainsi, je crois avoir mieux mis en saillie cette absurde dualité qui nous voue à l'imperfection, cet inconscient combat qui, constamment, dans tout être humain, oppose son idéal au terre-à-terre, ses espoirs aux réalisations ou, plus exactement, sa façon d'agir à sa façon de penser.
Hélas ! Même en amour libre, la question illégitime de possession ou de propriété persiste.
Ni l'un ni l'autre de mes protagonistes – surtout Tcheïlam qui, supérieur, montre plus fortement son coeur imparfait – ne vivent au plein gré de leurs pensées ni entièrement logiques avec leurs désirs. Par cette manière de caractériser mes entités très humaines, je crois avoir été plus vrai que les dramaturges ordinaires, qui font de leurs personnages presque toujours des pantins d'une seule pièce ou des individus à idées fixes et rigoureusement fixées.
Ces personnages, nous allons les voir à l'oeuvre, suivant la trame du poème dans ses principales lignes de direction, et, n'en doutez pas, nous les trouverons sans cesse illogiques mais profondément existants.
Stade I. - Tcheïlam, en perpétuel voeu de se grandir l'âme et de se parer de toutes les beautés, garde du contact et de l'influence de ses ascendants, le souci de l'apparat, son habitude de noble déférence envers les Rois compagnons de son père et les formules pompeuses ou autoritaire du règne, malgré son désir intime de se libérer de toutes ces vaines entraves à son voeu d'abolir toute autorité et de rendre meilleurs les hommes, ses sujets, en les affranchissant peu à peu de tout servage et de toutes les dépendances qui les rendent mauvais.
Aussi des vers comme :
Telle est ma volonté, cette source des lois...
Tracez un cercle armé que nul n'enfreigne....
Certes, ces vers, comme bien d'autres, paraîtront illogiques dans la bouche de celui qui va convoler en en libre amour avec une fille du peuple et converser en apôtre de liberté avec son confident Kéristar, dont il a essayé vainement d'éduquer l'âme à son image ; illogique aussi, ce Kéristar qu'il croit lavé de ses basses origines et qui, sans pitié pour ses anciens camarades de misère, n'hésite pas à inventer un affreux supplice que je lui fais décrire, non par désir de raffiner sur les monstrueuses tortures du passé, - je n'ai guère le coeur à cela – mais pour mieux montrer sa foncière cruauté et dépeindre son caractère resté vil malgré les patientes tentatives bienfaitrices de son auguste ami.
Illogiques soit, mais très humains tous ces sentiments contradictoires.
Illogiques esprits que ceux de la terre...
Stade II. - Toujours déférent envers les Rois, Tcheïlam conserve en leur présence l'allure et le ton pompeux de l'Empereur. Mais aussitôt seul avec Daïmoura, il va s'abandonner à son coeur.
Daïmoura aime Tcheïlam pour les bienfaits d'éducation et pour les satisfactions d'orgueil qu'elle en a reçus, mais au fond elle préfère l'Empire à l'Empereur. Tcheïlam, d'ailleurs, a déjà laissé percer une brève crainte d'entrevoir cet égoïste sentiment.
Si, vénale de sa chair et de son coeur...
Aussi, pour le cacher, Daïmoura s'efforce-t-elle par une feinte humilité et par une amoureuse exaltation, de chanter à l'unisson le beau rêve de simplicité et de libération qu'évoque l'Empereur. Quand même elle se trahit.
Ma jeunesse a gravi son destin tout droit
Et doucement en reine jusqu'au Roi
Des Rois...
Mais Tcheïlam est trop passionnément épris pour y prendre garde ; certains critiques s'étonneront sans doute qu'à la fin Tcheïlam confie à Kéristar le diadème, après avoir dit :
Dépouillons
Le servile apparat de ces pompeux haillons...
Mais si l'on y songe bien, malgré qu'informé, et mieux que personne, sur les défauts de Kéristar dont il fut l'éducateur, il a une confiance illimité en lui, pour cette unique raison – peut-être absurde, mais bien humaine, - que les vrais et loyaux amis repoussent énergiquement toute mauvaise pensée de trahison de la part de ceux qu'ils aiment. On le verra bien dans la suite, Tcheïlam est un homme d'indulgence et de pardon ; il a donc l'amitié et l'amour tenaces et il faudra vraiment l'exaspérer pour qu'il se venge.
D'autre part, une autre objection se pose : Comment Kéristar peut-il penser un instant à la possibilité de régner ? Eh bien, je réponds très net : La parole de Daïmoura vient d'éveiller en lui cette orgueilleuse visée, qu'il écarte du reste tout de suite avec peur. Et puis, dans ce deuxième stade d'exposition, j'ai voulu faire pressentir que cette idée creusera son chemin sous l'influence néfaste de Daïmoura. Au reste, sans cette nécessaire préparation, comprendrait-on bien pourquoi Kéristar obéira aux impudentes suggestions de Daïmoura, quand elle lui intimera plus tard l'ordre de monter au trône / En dépit de son asservissement à Daïmoura, pourrait-il se croire prêt pour remplacer un maître homme tel que Tcheïlam en la suprême fonction, que celui-ci abandonne après l'avoir rendue intenable à tout successeur, par les espérances semées dans le peuple dont il disait naguère :
Mais, Patience,
Il pense
Et son esprit, que j'ensemence,
Commence
A prendre essor et conscience !...
Kéristar est un faible non un sot, un peureux pas un grotesque, un brutal mais sans préméditation, un superstitieux mais d'esprit positif dans les réalisations. Il détient toutes les exaltations et les défaillances de la Foule dont il est, je le répète, le naturel Miroir.
Stade III. - Ce troisième stade, vous le savez, mon cher Deffoux, je ne l'ai terminé qu'en vue d'une publication que vous et mes amis vous m'avez lentement imposée ; Les Miroirs, à mon sens, et je reste de cet avis, ne devraient affronter la librairie qu'après la scène, car ils ne furent conçus qu'en vue de l' éclatante lumière scénique et non pour comparaître sous la lueur trop pâle du livre.
Ce stade, se dressait devant moi très incertain. Fallait-il mettre à la scène le viol consenti de Daïmoura par Kéristar. Alors ce stade devenait toute une pièce et dépassait, en une brutalité qui risquait de compromettre, l'ascension graduée et tranquillement ordonnée du drame vers son dénouement. Après multiples hésitations, je me résolus enfin pour le maintien de ce stade dans son ordre prévoulu et dans sa valeur théâtrale préconçue.
Ce stade à pour but d'expliquer par insinuances la rapide désaffection de Daïmoura pour Tcheïlam.
Prends garde, Tcheïlam, le rêve, où tu situes
Les nuptiaux trésors
Dont tu veux parer ton amour, les places hors
D'atteinte et les mains des plus nobles statues
Se sentiraient le geste indigne de leurs ors...
L'Empereur reste supérieur et inaccessible de coeur et d'esprit pour Daïmoura, pauvre reflet : elle s'en trouve inconsciemment humiliée et dans une confidence où sa mère, indiscrètement maternelle, la presse jusqu'à la forcer de s'envisager dans sa chair et son âme, elle se sent tout à coup prête à désaimer.
Son rêve l'écrase, trop puissant pour ses forces et elle pleure sans bien savoir de quoi elle pleure. Sa coutume de mensonge la pousse à se retrancher derrière un semblant de joie trop intense. Mais, juste au moment où elle veut fermer les yeux sur la fêlure de son coeur, Kéristar s'en aperçoit et triomphe.
Il l'aura quand il voudra.
Le père et la mère de Daïmoura, avertis par leurs sens de primesautiers, en prennent épouvante. Je présume qu'ainsi préparé, le public se trouve moins grossièrement avisé que par la scène du viol consenti – pourtant bien tentante – que j'avais d'abord songé à interjeter, brutale comme un fait et hors de rêve comme tout misérable fait en lui-même.
Stade IV. - Je ne crois pas qu'ici la critique trouve une prise. Tcheïlam, en un monologue – irremplaçable – tâche de se raconter son indicible douleur intérieure. Je ne pense pas qu'en l'occurrence, on l'aurait pu mieux adresser qu'à ce discret et terrible Miroir : la solitude. Il est des angoisses si poignantes qu'on n'ose les confier qu'à soi-même.
Stade V. - Ici, nous nous trouvons en face de l'irrémédiable. Tcheïlam, en essayant par allusion et avec délicatesse de reconquérir l'amour de Daïmoura, l'a d'autant blessée, que, pardonnant, il humilia et qu'en exagérant la courtoisie, il ravala sa femme aux colères outrageantes de se sentir plus inférieure.
Kéristar, lui, se sent à la fois jaloux et épouvanté. Il ne se voit ne de taille à vaincre Tcheïlam, ni de fotce à dominer Daïmoura. Il devient tour à tour Miroir de l'un et de l'autre.
Des enseignements scientifiques qu'il tient de Tcheïlam le penseur, le chercheur métaphysicien ou le douteur, il ne reflète que les faces superficielles ou fallacieuses et sa bouche ne remâche que les mots mal compris de leur terminologie spéciale.
Des légendes apprises, il ne s'émeut que des formes superstitieuses et hallucinantes. Ainsi, de la chiromancie; science exacte, basée sur l'étude des lignes qui s'impriment dans les mains inhabituées à mentir, il ne retient que des figures vagues et symboliques. De Daïmoura, il ne reflète – et avec la foi subjugué – que le charme ensorceleur, ce charme qui le ménera magiquement à la mort. Il est physiquement et moralement ce qu'on appelle – et avec quelle justesse ! - Possédé. En amour, toujours des deux l'un subit. Tcheïlam a possédé Daïmoura, à présent Daïmoura possède Kéristar.
Le compromettre ou le conquérir...
Stade VI. - La Possession devient de plus en plus prenante et je crois inutile d'insister, car le processus des sensations m'en semble très clair.
Stade VII. - Dans ce stade, Tcheïlam tâtonne au milieu des ténèbres denses où son amour, idéalement ardent, l'a conduit...
Voir clair...
Vous savez que Tcheïlam est Apollonien et que tout Solaire hait les obscurités. Il arrive au sommet de la lassitude mentale, il touche à la folie du désespoir.
Son découragement le porte à fuir. Il faut qu'un éclat de rire de Daïmoura l'arrête en lui portant le dernier coup.
Diminué de fierté comme l'énergie, Tcheïlam va devenir Miroir à son tour, Miroir des bassesses environnantes qui l'obsèdent et des ascendances maléfiques de ses ancêtres.
Dans la beauté la mieux complète, une faite de proportion, un zézaiement, un geste gauche, un lourd balancement des hanches, un léger trouble des regards, un son de voix aigre ou saccadé, enfin n'importe quel menu détail, que l'on aimerait presque aux heures passionnées à cause de sa discordance qui semble comme un surcroît de séduction, cet infime détail, à la longue, quand l'amour décline, se déprime ou cesse, devient de plus en plus exaspérant.
Le rire de Daïmoura symbolise cette tare dont n'est exempte ne la supérieure beauté, ni la plus haute manifestation d'existence que puisse produire l'imparfaite nature.
Cet éclat de rire, et plus tard, le coup de tonnerre qui finit en un douloureux hurlement de la foule universelle, vont tour à tour rendre Tcheïlam complètement fou, puis, tout à coup, le sortir d'inconscience pour lui imposer, par réflexion, les imaginations raisonnées et sanguinaires de Kéristar.
Lorsqu'il brise les « Mauvais Miroirs », c'est qu'il est devenu lui-même un Miroir Mauvais.
Stade VIII. - Ce stade, qui comporte et termine la dernière Phase du Drame, si vous le voulez bien, nous l'appellerons dénouement.
Ce dénouement que j'ai voulu, non en mort, mais en activité, se passe pour moi dans la conscience de Tcheïlam. C'est, en quelque sorte, une peinture qu'il se fait à lui-même de sa pensée endolorie. Les personnages disparus réapparaissent que pour donner de l'action et de la vie à la situation. En réalité, Tcheïlam voit en soi et comprend en rêve de noble justice, la part de crime de chacun et l'absolution su sien plus terrifiant que la cruauté des pires supplices. Ce rêve, qui résume la pièce en synthèse tragiquement féerique, doit le mener à cette conclusion logique de ses voeux et de ses espoirs : il lui faut se détrôner définitivement pour se faire libre et prêcher la liberté. Et cette pensée demeure la Morale sans doute assez évidente de la Moralité Lyrique, intitulée : Les Miroirs. »
Votre... »
A MES AMIS
A la fin de ce livre si péniblement, si soigneusement réalisé, je me montrerais vraiment de coeur oublieux si je n'adressais mes meilleurs saluts de gratitude à Paul Adam qui, dans l'accomplissement de cette oeuvre, me soutint de ses encouragements et de sa juste autorité ; à Henri Strentz, qui, généreux, mit son talent, sa personne et son temps au service de son ami et l'accrédita auprès de ses trois rares Imprimeurs : Louchet, Picard et de Cooman, qui dépensèrent sur notre consciencieux travail toute leur profonde science en l'art typographique et qui subirent toutes nos exigences avec tant de patient désintéressement ; à Jean Royère qui fut le stimulateur et l'organisateur de nos énergies dans cette paisible bataille pour le Beau ; à mon précieux et cher collaborateur André Douhin, qui apporta l'aide de sa très sûre critique, de sa main experte et de son excellent goût artistique, dans les pages dessinées qui ornementent ce volume ; à mon vaillant camarade de lettres, Théodore Chèze, à Léon Deffoux, Constantin Lahovary-Soutzo, Francis Boeuf, Louis de Gonzague-Frick, Robert Beauchot, Georges Meunier et Guillaume Apollinaire, qui multiplièrent leurs efforts autour des nôtres et nous appuyèrent ou accompagnèrent de leurs dévouements jusqu'au but.
La Foule à la scène
Lettre au poète Manuel Devaldès

A vous, mon cher ami, qui m'avez soutenu de votre belle science et fortifié de vos critiques, au cours de nos corrections si ardues et minutieuses, à vous qui avez aidé et guidé sûrement nos efforts collectifs vers la perfection relative de cette édition, permettez que je dédie en toute reconnaissance ces quelques et dernières réflexions à propos de la Foule à la Scène.
Je vous les dédie aussi parce que je nous crois très confraternels dans notre amour du Peuple et notre voeu d'affiner ses redoutables forces, en vue de grandir et de mûrir par le savoir sa Foule, que, répétons-le, « je plains et toujours souhaitai meilleure ».
Tcheïlam (Stade III, p. 76) dit :
En somme, si parfois il se tare en buvant,
Ce peuple, c'est qu'odieusement
Maté de corps ou d'esprit et forcé durant
De long siècles à vivre en servile ignorant,
Il ne peut se sentir l'âme encore assez saine
Pour rechercher en soi plus fier enivrement !
Mais, patience,
Il pense
Et son esprit, que j'ensemence,
Commence
A prendre essor et conscience !
Oh ! Sachons tous les deux y songer humblement,
Nous ne sommes,
Ou la plus belle femme ou le meilleur des hommes,
Que son suprême et plus pur aboutissement.
Comme vous le voyez, mon cher ami, malgré que très incompréhensifs l'un à l'autre, la Foule et moi, nous devons nous juger plutôt en amis ; c'est pourquoi je lui ai voulu assigner un juste rôle dans ce Drame intime, mais synthétique.
D'ailleurs, vous remarquerez que cette Foule, invisible bien que toujours présente, ne joue qu'un vague rôle réflexe. Elle grouille en pleine inconséquence et pousse de contradictoires clameurs car elle manque des justes ou injustes mais logiques habitudes et manières de penser qui caractérisent la vie la plus ou moins noble ou basse de chaque individu. Et cela parce que les collectivités restent la plupart du temps suiveuses, alors même qu'elles se croient le plus en puissance de diriger.
Je vous avouerai que longtemps j'hésitai, me demandant si, au lieu de la poser en lointain Miroir de mes Personnages, je n'en devais pas faire un formidable centre rayonnant sur eux et les impressionnant de ses incessants et tumultueux reflets. Car, à mon sens, ne se trouvent acceptables que deux manières de mettre la Foule en scène : ou bien comme souverain protagoniste, ou bien comme un écho ou reflet affaibli de ses dominateurs.
Enfin, par désir de garder la grande discrétion du mystère au lyrisme de son verbe épique, je crus plus judicieux de maintenir au lointain les bruyances torrentielles de la multitude.
Dans une pièce que je termine, La Légende Rouge, je pense réaliser ingénieusement et avec intérêt la mise à la scène de la Foule protagoniste et envisagée sous un certain nombre de Formes. Le soir de cette représentation.... s'il vient jamais !...
Oh ! C'est que nous avons l'exemple d'une très belle oeuvre de Saint-Pol Roux : La Dame à la Faulx !...
Ce drame ne reste-t-il pas depuis 1899 le grand refusé des théâtres, à cause de ses complications de machineries et de figurations... « Hélas ! » clame-t-on, « les plus beaux théâtre du monde n'oseraient de telles aventures si onéreuses, qu'en se réfugiant derrière des pièces assez niaises pour attirer le dénommé gros public »...
Pauvre public ! Ils croient donc que tu ne sortiras jamais de tes ignorances ?... Qu'ils t'essaient, au moins !... L'Opéra fait bien maison pleine avec Le Crépuscule des Dieux.
Enfin, pensais-je, supposons que je sois plus heureux que mon vieux camarade Saint-Pol Roux, plus heureux que Georges Polti et quelques grands autres qui attendent, quand se lèveront les jours exténuants des répétitions, ah ! Cher ami, qu'il me faudra de patiences, d'habiletés et aussi de chances pour réaliser mon vouloir.
D'abord, les scènes, pour la plupart, s'avèrent mal construites et mal agencées pour l'évolution poignante de foules bien disciplinées. Aussi, se montrent insuffisants les décors si peu magiques, et les éclairages si défectueux dont se plaignent tous les décorateurs en voeu d'innover.
Quand on pourra faire jouer mécaniquement et en tous sens les lumières des herse, des rampes, des costières, des frises et du cintre, que leurs radiations jailliront assez intenses, suivant la volonté, pour illuminer également toute la scène, au assez dociles pour l'éclairer partiellement d'une façon qui semble naturelle, quand on dressera, dans les foyers plus spacieux, de jeunes comédiens à commander des groupes de trois, cinq, dix hommes entraînés aux exercices de figuration, moins rigides mais aussi compliqués que les manoeuvres militaires, quand les décors seront imprégnés de substances plus pénétrables aux projections lumineuses, quand les lointains pourront mieux se disposer en illusion...
Quand... Mais voilà bien du songe... et encore du songe !... Soudain et heureusement réveillé par des voix d'amants qui, sous ma fenêtre, dialoguent en ardeur d'échanger leurs espoirs et leurs serments les plus fous, je me rappelle à temps le mot de Byron :
« Je ris quand je vois promettre des sentiments futurs. »
Bien à vous. »
Conclusion
Maintenant que voici acquises aux éventuels acteurs et spectateurs des Miroirs, ces utiles notes parfois longues et compactes, bien que souvent écourtées, vers quel sort va partir ce Drame, de si lente conception et si douloureuse nativité ?
Puisse l'auteur avoir traduit, en robuste synthèse et durable langage d'exception, les quelques entités que son humble orgueil voulut créer pour symboliser toute la Grandeur et toute l'Ignominie humaine dans leurs réciproques inanités, sous l'inéluctable destin !
Puisse l'oeuvre s'attester forte, pure, de verbe assez puissant et d'assez ample pensée pour ne point sembler trop en retrait de la perfection rêvée !
Car, désormais de plus en plus lyrique, le poète doit songer et chanter haut, s'il veut planer, lui aussi, dans ce nouveau siècle d'aviation et de radiance, où l'homme à tire-d'aile poursuit éperdument les restreintes sciences de la vie, où, du plus profond des mers au plus clair des airs, il rame sans trêve à la conquête de joies neuves, tout en fuyant les grotesques et surannées jactances de fous mitrés, de niais bâtés, d'esclaves ignares ou superstitieux qui, longtemps, se prétendirent Maîtres de cette incognoscible Eternité, dont l'infini Mystère demeure scellé sous le Mot à jamais fermé : le « Ciel ». P.-N. Roinard

1e partie : Les Miroirs Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible

2e Partie : Les Miroirs Paul-Napoléon Roinard, Chercheur d'Impossible (II)

Voir sur Livrenblog : Albert Cozanet - Jean d'Udine. Les Rythmes et les couleurs - 1892, le Théâtre d’Art, le Cantique des Cantiques de P. N. Roinard, par Julien Leclercq, Mercure de France janvier 1892

LaPhysionomie de Julien Leclercq