La question est si vaste que je la découperai en tranches. Et puisque d'histoire il s'agit, commençons par une tranche de passé.
La question m'est d'abord venue par le biais d'un personnage que beaucoup connaissent : Thucydide, l'auteur du célèbre livre La Guerre du Péloponnèse. Or, son statut fait débat, quoique cela puisse paraître étonnant : Thucydide est-il un historien ? On le qualifie souvent comme tel, notamment pour le distinguer d’un autre Thucydide notable (un adversaire de Périclès, ostracisé en 442 av. J.-C.). Pourtant, Nicole Loraux, helléniste renommée, déclarait : « Thucydide n’est pas un collègue »[1]. Le débat est vaste, nombre de points de vue s'affrontent ; je publierai bientôt un article plus détaillé sur la question de Thucydide. Mais voici à peu près les mérites et les démérites, les bons et mauvais points qu'on distribue à l'Athénien :
Bons points :
* Thucydide a un ton austère, sérieux ; il est le « grave Thucydide » (Denis Rousset) ;
* Thucydide sélectionne ce qu'il relate, manifeste une attitude critique, notamment par rapport aux informations présentes chez Homère, contrairement à Hérodote, qui semble beaucoup moins sélectif ; en ce sens, Thucydide serait l'un des premiers pratiquants de la « critique des sources » (attention, article très « vieille école ») ;
Mauvais points :
* Thucydide cherche des lois immuables, donc en-dehors de l'histoire, intemporelles, sur la « nature humaine » (on le rattache volontiers à une école « réaliste » aux côtés de Thomas Hobbes et Nicolas Machiavel) ;
* Thucydide ne cite pas ses sources ;
* Thucydide, à travers notamment les discours qu'il cite, et qui furent en fait très probablement écrits par lui-même, ainsi que par sa manière d'ordonner sa narration sans toujours suivre le strict ordre chronologique, ferait plus oeuvre de littéraire ou de politique qu'oeuvre d'historien (« N’est-ce pas, historiquement parlant, un outrage que de faire parler tous ces personnages très différents d’une seule et même façon, et d’une façon que nul ne peut avoir utilisée pour haranguer ses troupes avant une bataille ou pour demander que l’on laisse la vie sauve aux vaincus ? » - R.G. Collingwood, The Idea of History).
Le débat est bien sûr sans fin ni solution, car il porte surtout sur : « qu'est-ce que l'histoire ? », plus, finalement, que sur Thucydide lui-même. S'y ajoute la question de savoir s'il est une manière intemporelle de faire l'histoire, une norme universelle de ce qu'est un historien, ou s'il faut replacer cette question dans son contexte (en l'occurrence, celui d'une Grèce antique où seuls quelques ouvrages affichant une intention historique avaient paru avant celui de Thucydide : donc un genre naissant, non encore délimité par une tradition établie).
Si, cependant, nous restons dans une manière intemporelle de considérer la question, que nous voulons établir la liste de tous ceux qui, à travers les siècles, ont bien mérité de l'histoire, je verrais deux choses chez Thucydide qui m'amèneraient à l'inscrire dans la liste.
Premièrement, il cherche à définir un événement. « Cette histoire de la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens est l’œuvre de Thucydide d’Athènes » : ainsi commence son livre. Par cette phrase, ce qui n'est qu'une suite d'escarmouches, de batailles, d'opérations diverses, de jeux complexes d'alliance, le tout entrecoupé de périodes plus ou moins longues de trêves ou de paix, devient un seul objet historique : « la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens », ou, pour nous, la guerre du Péloponnèse. L'on peut discuter l'intitulé, mais le procédé intellectuel est à remarquer : un événement est créé, ou plutôt une période, et ce, non pas seulement par la mise à la suite d'événements au sein d'un livre, mais aussi par un certain nombre d'observations, de phénomènes, d'explications qui traversent l'oeuvre et par lesquels Thucydide donne un sens à cette « guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens », principalement - vision dont nous sommes encore fortement héritiers - autour de la rivalité entre Athènes et Sparte, entre une puissance maritime (Athènes) et une terrestre (Sparte), et pour des questions de maîtrise de l'approvisionnement en grain, ainsi que de maîtrise de la mer (sea power).
Deuxièmement, et comme je viens de l'expliquer, Thucydide cherche à expliquer cet événement, sans se contenter de le rapporter.
Thucydide, donc, sélectionne et ordonne. Il est très clairement éloigné de l'idée, qui a pu être avancée au Moyen-Âge (et aurait, je pense, un franc succès aujourd'hui) que le chroniqueur ne fait que décrire une réalité qui est, objectivement ; qu'il n'en serait que le rapporteur, tel le greffier notant le procès-verbal d'un procès. Par provocation, je dirais que c'est la marque d'un historien que de manipuler ainsi les événements, comme le forgeron manipule le métal et ses outils.
Mais ce n'est pas le seul aspect du métier, assurément non, et pour en illustrer un autre, je prendrai un autre personnage que j'ai fréquenté, Snorri Sturluson. Par certains côtés comparable à Thucydide, sa méthode est cependant bien différente. Au premier abord, l'on pourrait croire qu'il fait partie de ces « rapporteurs » mettant par écrit tout ce qu'ils ont entendu, qui cherchent au maximum à décrire une « réalité », sans sélectionner ; comme peut également sembler le faire un Hérodote. Ce n'est en fait pas le cas : Snorri, lui aussi, sélectionne et ordonne, d'une manière comparable à celle de Thucydide, mais beaucoup plus discrète, en somme. Thucydide n'hésite pas à intervenir dans son récit ; Snorri se cache davantage, mais n'en intervient finalement pas moins.
Il est cependant une différence notable entre les deux personnages. Thucydide tend à être tellement concentré sur son analyse des événements qu'il semble parfois tout vouloir rattacher à son approche politique, militaire et géostratégique. C’est ce que relève, dans sa préface « Raison et déraison dans l’Histoire » à La Guerre du Péloponnèse, Pierre Vidal-Naquet, prenant l’exemple d’un épisode du siège de Platées durant lequel des Platéens s’évadent à la faveur d’une nuit sans lune, n’étant chaussés qu’au pied gauche, pour, selon Thucydide, « ne pas glisser dans la boue ». P. Vidal-Naquet observe : « On a beau réfléchir, on ne voit pas en quoi le "monosandalisme" permet de mieux tenir dans la boue. Il s’agit en réalité d’un comportement rituel... ».
Snorri, lui, ne procède généralement pas comme Thucydide - ni comme Pierre Vidal-Naquet : au lieu d'affirmer que tel événement s'explique « en réalité » de telle façon, il présente parfois des points de vue divergents (« certains disent... d'autres disent... »), exprimant éventuellement sa préférence, mais non sans avoir laissé la parole aux deux parties. Mais surtout, il tend à rapporter les événements de telle sorte que les divers éléments, les diverses explications, s'entremêlent admirablement. Si l'on peut distinguer chez lui certains fils directeurs, sa trame est beaucoup plus complexe, beaucoup plus inextricable que celle de Thucydide, toute de subtilité et de nuances. Ce sont, là aussi, des qualités à mon avis dignes d'un panthéon des historiens, si une telle chose devait exister.
De Thucydide et de Snorri, lequel est historien ? Les deux, mon stratêgós/jarl !
D'un côté, désassembler, ordonner, et réunir les éléments, les manipuler et leur donner sens ; d'un autre côté, les disperser et entremêler, pour rendre compte de la complexité des événements et de la diversité des points de vue. Entre ces deux tendances, dans un lieu aussi impossible que le pied d'un arc-en-ciel mais qui existe pourtant parfois, là est l'un des lieux où j'irais chercher l'histoire, et les historiens.
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[1] Article paru dans Quaderni di storia, 12 (juillet-déc. 1980), p. 55-81.