La justification de cet accent mis sur les méthodes m’a été inspirée par une remarque, par ailleurs assez banale et périphérique, faite par Clifford Geertz dans l’introduction à son Islam Observed : Religious Development in Morocco and Indonesia : « À présent, nous sommes tous des universitaires spécialisés, et notre valeur, au moins en cela, se mesure à ce que nous pouvons apporter à cette tâche qu’est la compréhension de la vie sociale humaine, tâche dont nul d’entre nous ne peut triompher seul » (Islam Observed : Religious Development in Morocco and Indonesia, University of Chicago Press, 1971, p. vii). Qui connaît un tant soit peu le fonctionnement du système universitaire sait bien que Geertz dit vrai. Et, comme l’observe Marc Bloch dans Apologie de l’Histoire ou métier de l’historien, cette spécialisation est rendue inévitable par le rapport entre, d’une part, la masse immense des savoirs et des connaissances et, d’autre part, la brièveté d’une existence humaine : ars longa, vita brevis, l’art est long et la vie est courte !
Mais accepter cet état de fait ne suffit pas. Pour rendre les spécialisations savantes de chacun effectives dans la société des savoirs, il faut alors constituer des « réseaux de savoirs », ou en quelque sorte, des connexions neuronales entre les individus. Pour ce faire, il est essentiel que chacun, tout en travaillant à sa spécialité, possède les bases pour comprendre les autres spécialistes. Par « bases » j’entends, non pas ce que l’on croit être la « culture minimale » à avoir dans tel ou tel domaine (théorème de Pythagore en mathématiques, date de la prise de la Bastille en histoire, œuvres de Victor Hugo en littérature, vague aperçu du monde en géographie...) ; j’entends les véritables fondements d’une science, à savoir la manière dont on la pense et la fait, sa méthodologie, son épistémologie.
Certes, la « culture minimale » a aussi son rôle social, et son utilité quotidienne : ne la supprimons pas entièrement, mais voyons ses limites. Dans une société des savoirs, il est bien plus important de savoir penser que de savoir tout court. L’on peut posséder tous les aspects d’une vaste culture, connaître tous les détails de la vie de Napoléon, et ne pas avoir la moindre idée de ce qu’est l’Histoire, de comment il faut la penser et la problématiser ; bref on peut être une sorte de livre vivant, ce qui est de la plus grande stupidité. Les livres sont meilleurs que nous pour retenir des faits, mais ils ne peuvent pas penser ni s’adapter ; le véritable savant n’est pas un livre, c’est celui qui, prenant n’importe quel livre, saura le lire. Certes connaître les faits a aussi son importance, pour nourrir la pensée – lorsque l’on est un spécialiste notamment. Mais mettre les faits avant la méthode, c’est mettre la charrue avant les bœufs.
C’est pourquoi l’école, plutôt que de fonctionner sur un schème de « culture minimale » que l’on reprend à chaque cycle pour l’étendre un peu plus, devrait commencer par la méthodologie, et surtout, s’assurer que, si transmission de faits il y a (et il doit y avoir), ces faits sont compris et non pas appris. Il est déplorable de voir que l’apprentissage par cœur, cette méthode pédagogique digne de singes savants, est encore tellement en faveur. C’est sans doute la plus facile ; c’est aussi la plus pauvre. Je pense que l’on peut expliquer simplement la méthodologie et les enjeux d’une matière, quitte à reprendre le fonctionnement actuel de retour par cycles et de complexification progressive de cette méthodologie.
L’objectif est ensuite de former des spécialistes – une fois passé un « baccalauréat de méthodologie » – dont on pourra être sûr qu’ils sauront manier les faits, au lieu de les emmagasiner en pure perte. Mieux vaut un historien qui ne connaît pas le théorème de Pythagore, mais saura comprendre sur quelles bases raisonne un mathématicien et pourra donc travailler avec lui, qu’un historien capable de calculer la longueur de l’hypothénuse d’un triangle rectangle, mais tout à fait ignorant de ce que sont véritablement les mathématiques – car en soi, le théorème de Pythagore n’en dit rien. Et surtout, mieux vaut un historien qui ne sache pas qui est Napoléon, mais sache ce qu’est l’Histoire et comment on la fait, plutôt que le cas inverse ! L’érudition est une bonne, amusante et belle chose, mais elle ne suffit pas au fonctionnement d’une véritable communauté des savoirs. C’est pourquoi, aux « compétences » (comme l’on dit aujourd’hui) élémentaires que sont lire, écrire, compter, et que l’école est censée apprendre à tous, je souhaite ajouter : penser.
Il est tout de même formidable qu’il faille attendre l’enseignement supérieur pour être confronté à ces questions essentielles de l’Histoire que sont les problèmes de sources, les divergences de vue, la critique historique, et, plus généralement, l’historiographie... L’historien, le spécialiste qui est passé par là, sait bien que l’on ne peut pas faire de l’Histoire sans ces éléments. C’est pourtant ce que l’on fait du primaire à la terminale. Non pas de l’Histoire, en fait, mais, serais-je tenté de dire, de la religion, par laquelle l’on affirme tel ou tel fait sur la révolution française ou la seconde guerre mondiale, comme on affirmerait l’immaculée conception ou la double nature du christ, sans démonstration, critique ni nuance ; et avec, par-dessus le marché, une infaillibilité pontificale - celle du manuel. Et l’Histoire n’est pas la seule victime du fait. Je crois pouvoir dire que les spécialistes d’autres dignes matières opineront à ce constat.
Comment justifier cet état de choses ? Un argument vient facilement à la bouche de nombreuses personnes : l’épistémologie, voilà qui est bien trop difficile pour des enfants ! Mais qu’apprend-on en sixième ? L’Égypte, ses pharaons, ses pyramides, ses dieux. Programme sans doute inspiré, d’aileurs, par la tradition égyptologique française. Pourtant, là encore, toute personne qui connaît ne serait-ce qu’un tout petit peu l’Histoire universitaire sait que, de l’égyptologie - la vraie - il n’y a pas vraiment de quoi se taper sur la cuisse, et, si l’on donnait une thèse d’égyptologie à un quidam, sans doute dirait-il : « Mais c’est bien trop difficile pour des enfants ! ». Seulement on a fait pour l’égyptologie un travail de vulgarisation - de la qualité de son contenu, je ne puis guère juger, n’étant pas spécialiste, mais je puis répéter que dans l’esprit, dans la méthode, ce n’est pas là de l’Histoire. Ce n’est pas de l’Histoire que d’acquérir - de digérer - un savoir dogmatique et fragmentaire qui jette vaguement quelques rais de lumière faibles et éphémères sur tel ou tel morceau de l’Histoire de l’humanité, choisi pour on ne sait trop quelle raison.
En Histoire, comme en toute « science », humaine ou non, il n’est qu’une chose universelle, fondamentale, dont l’enseignement soit non seulement absolument justifiable mais encore indispensable : c’est la méthode. Faisons pour la méthode historique l’effort de vulgarisation que l’on a pu faire pour l’Égypte ancienne, et l’on verra bien si l’on ne peut pas en donner ne serait-ce qu’un bon aperçu à des enfants. D’ailleurs, mon expérience personnelle m’amène à faire remarquer que, pour un adulte du moins, des livres tels que Apologie de l’Histoire ou métier d’historien de Marc Bloch, ou les Douze leçons sur l’Histoire d’Antoine Prost, sont plus « faciles » à lire que bien des livres de pur contenu.
Je ne dis pas, évidemment, de faire lire tout Marc Bloch en sixième. On peut chercher à faire prendre conscience de ce qu’est le métier de l’historien de bien des manières. Quelques métaphores, analogies, réflexions simples - de préférence par dialogue avec la classe - permettent déjà de le suggérer ; par exemple, l’on peut, je pense, assez bien montrer et matérialiser la nature du métier d’historien en le comparant avec la traduction. L’historien est celui qui apprend à connaître une culture qui n’est pas la sienne, comme le traducteur apprend à connaître une langue étrangère ; l’historien est celui qui, à partir d’une matière première, la source, ayant trait à cette culture, rend ladite matière intelligible à tous, comme le traducteur traduit un texte. Voilà qui n’est pas, il me semble, excessivement complexe. Et c’est une excellente occasion d’interdisciplinarité avec les professeurs de langues ! On ne manquera pas, non plus, de montrer aux élèves cette matière première à partir de laquelle les historiens travaillent, de leur expliquer et surtout de faire devant eux toute la « chaîne de production » du savoir historique, au lieu de ne leur réserver que le résultat final.
Le danger de l’historiographie et de l’épistémologie est de se situer dans le seul raisonnement abstrait, sans matière, sans lien avec les faits qui restent ce avec quoi on fait l’Histoire. Aller aussi loin est effectivement un problème, notamment s’il s’agit d’enseigner à des enfants, à qui des raisonnements purement abstraits peuvent être difficilement accessibles. Cependant je voudrais faire remarquer que « le fait » historique ne va pas de soi. On ne le connaît pas a priori, spontanément et immédiatement ; c’est une connaissance qui se construit, par ce qui est justement le travail de l’historien, lecture, critique, recoupement, etc. des sources, ces sources elles-mêmes étant des constructions... Faire de l’Histoire suppose un rapport aux « faits » plus complexe que le bon vieux « 1515 Marignan », pour reprendre cette tarte à la crême. Aussi difficile que cela puisse être à enseigner, c’est une nécessité.
Je pense du reste qu’elle est tout à fait surmontable. Voici une proposition de cycle d’enseignement de l’Histoire : tout d’abord, choix de quelques grands problèmes historiographiques et méthodologiques représentatifs, qui, après une mise en contexte, seront étudiés pour en dégager les conclusions qui s’imposent sur l’épistémologie de l’Histoire. Encore une fois, nul besoin pour cela de tomber dans les débats techniques entre universitaires spécialistes ; il s’agit de dire, ce qui peut se faire simplement si l’on en fait l’effort pédagogique, des choses essentielles sur l’Histoire qui donneront conscience aux élèves de ce qu’ils font et de la nature de ce qu’on leur enseigne. Ceci fait, on pourra commencer - dans le secondaire - à pratiquer la chose, tout en continuant à rappeler et à préciser les problèmes historiographiques et épistémologiques. L’on ferait l’équivalent pour les autres matières. Et ce n’est que dans le supérieur qu’une fois cet arsenal mental acquis, l’élève acquerrait en détail et en profondeur les faits précis portant sur telle ou telle période, guidé en cela par son propre choix.
On en finirait ainsi avec le système actuel qui se satisfait de donner aux élèves et même aux étudiants en Histoire une connaissance fragmentaire, variant au gré de l’arbitraire des programmes, et qui permet à quelqu’un d’obtenir une agrégation ou un doctorat d’Histoire sans l’avoir jamais obligé à en passer par un cours d’historiographie ou d’épistémologie de l’Histoire ; mode de formation qui, finalement, n’est guère différent de celui des anciens apprentis, n’apprenant le métier qu’en observant le maître - tout reposant sur la qualité de ce dernier ! Évidemment, une fois arrivé dans le supérieur, on a de bonnes chances d’avoir au moins quelques professeurs qui cherchent à montrer à leurs étudiants la complexité du métier, ses ficelles et ses pièges. Mais dans le secondaire, je crois hélas que nul n’a la compétence, ou le souci, ou tout simplement le temps - car il faut boucler les programmes du baccalauréat - de traiter ces questions. Du point de vue de l’efficacité, le couperet tombe forcément : il est bien plus rapide et simple de dire « à telle date il s’est passé telle chose » que de dire « selon telle source à telle date il s’est passé telle chose, selon telle autre source à la même date il s’est passé telle autre chose ; tel historien en fait telle analyse, tel autre historien en fait telle autre analyse ». Enseigner l’Histoire, c’est pourtant faire la seconde chose, et non la première. Ars longa, toujours !
Un tel système pose deux problèmes. Le premier est que, peut-être un peu déroutant pour les élèves, il est surtout déroutant pour l’institution scolaire, qui n’enseignera plus des matières jamais remises en question et prises comme a priori, ni des programmes clairs, nets, bien définis et uniformes, constitués de faits sûrs et indiscutables. Et partant, il sera plus difficile d’évaluer les élèves, impossible même avec le système actuel. Pour moi, tout cela est certes problématique - cela oblige à une réforme large - mais positif, car cela permet de sortir l’élève de son rôle de consommateur de l’enseignement, consommateur forcé ajouterais-je, pour en faire, d’abord un spectateur averti, première étape vers un rôle plus actif et plus critique. D’ailleurs, j’en lance la vague hypothèse de manière périphérique, ce pourrait peut-être être un élément de solution au problème dit de la violence scolaire : appelé à manifester une attitude critique (intelligeamment critique) par rapport à l’enseignant et à l’enseignement qu’il fournit, et en ayant justement les moyens, l’élève serait peut-être moins poussé à réagir à l’autorité imposée du professeur par l’« incivilité » et autres violences.
Le second, plus complexe, est que cette orientation va à l’encontre de la « culture de base » que j’évoquais plus haut et qui est actuellement le but de l’enseignement primaire et secondaire (voire encore supérieur) : il s’agit d’« apprendre l’essentiel » aux élèves. Je crois pouvoir résumer assez bien cette logique en disant qu’il s’agit de poser les grandes « masses de granit » (dirait, justement, Napoléon) de l’Histoire, notamment celles qui permettent de comprendre « le monde dans lequel nous vivons », et d’abord le pays dans lequel nous vivons, d’où cet accent mis particulièremet fortement en France sur l’histoire nationale, d’une part, et sur l’histoire la plus immédiate, l’histoire contemporaine, d’autre part. Évidemment, il faut y ajouter le fait que l’enseignement de l’Histoire, sans trop le dire, en est resté au lien du XIXème siècle entre « Histoire » et « identité nationale ». But, donc, à la fois utilitaire (apprendre les faits essentiels, « l’Histoire qui sert ») et idéologique (connaître l’histoire de son pays, partie de l’identité nationale, du moins de l’identité nationale officielle). Sur l’aspect idéologique, je ne m’étendrai pas ici ; il me suffira de dire qu’à ce qu’il me semble, un universitaire, de par l’étymologie même de son titre, ne peut guère se satisfaire d’une approche aussi particulariste – communautariste – du savoir que celle de « l’identité nationale ».
Sur l’aspect utilitaire, je pense pouvoir défendre plus objectivement ma position. Sans dire que l’Histoire enseigne des lois – des « leçons », selon la formule consacrée – je suis convaincu que l’Histoire la plus ancienne, la plus éloignée de nous par le temps et par l’espace, peut nous apprendre autant et peut-être plus sur nous que « l’Histoire qui sert ». Un peu comme Claude Lévi-Strauss faisait remarquer qu’il ne s’était jamais autant interrogé sur sa propre société, que lorsqu’il était « perdu » au sein de celle de telle ou telle « obscure tribu ». Pour reprendre ma métaphore précédente, l’historien est un traducteur, un ethnologue du passé – et non pas un journaliste ; son mérite est d’autant plus grand que la chose est lointaine et difficilement compréhensible par nous. Et comme Lévi-Strauss, c’est là pour lui l’occasion de mettre en perspective, avec recul, sa propre société, de tenter de la comprendre. À condition, du moins, qu’il ait pour cela non seulement la distance, mais aussi l’attitude critique nécessaire ; et là, l’épistémologie et l’historiographie sont à nouveau fondamentales. C’est que les méthodes de la critique historique, de la pensée historique, ne servent pas qu’à s’interroger sur le récit officiel de la bataille de Qadesh, sur les méthodes d’écriture d’un boustrophédon ou sur l’art et la manière de faire des faux au Moyen-Âge. C’est – encore une fois – un arsenal mental, un esprit critique réutilisables, non seulement lorsque l’on s’intéresse à d’autres sciences, mais aussi quotidiennement, dans le « monde de l’information » et dans l’exercice de la citoyenneté. Reste seulement à savoir si ce sont là des capacités que l’enseignement veut donner.