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Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste

Par Edgar @edgarpoe
Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste

Ce livre défend une thèse que l'on peut ainsi simplifier : le mal nazi a été porté individuellement par des gens banals, et collectivement par une société très évoluée.

Bauman, tirant une conclusion de ce constat, souhaite que la sociologie s'empare et se sente concernée, questionnée, par les crimes nazis : le mécanisme d'extermination mis en place par les nazis l'a été de façon rationnelle et planifiée, moderne, par des ingénieurs hautement qualifiés (voir le film de Costa-Gavras, Amen).

Ce que Bauman veut mettre en évidence c'est que les « débordements » nazis sont une possibilité permanente, une bifurcation pas si improbable, de toute société qui a fait de la rationalité scientifique une valeur cardinale. Mieux, l'organisation même de la société moderne renforce les possibilités de  telles horreurs : « c'est l'esprit de rationalité instrumentale, avec sa forme bureaucratique moderne institutionnelle, qui rendit les solutions de type Holocauste non seulement possibles mais éminemment raisonnables et augmenta la probabilité de leur choix. Cet accroissement de la probabilité a un lien plus que fortuit avec la capacité de la bureaucratie moderne à coordonner l'action d'un grand nombre d'individus d'une moralité irréprochable dans la poursuite de n'importe quel but, même immoral. »

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Bauman conteste donc toute idéologie qui tendrait à établir que les atrocités nazies sont liées à une insuffisance de civilisation et de rationalité. C'est une sorte de pavé dans la mare de tout progressisme, quel qu'il soit (Bauman cite le marxisme, la psychanalyse, le rationalisme de Max Weber...)

La plus grande partie de l'ouvrage illustre et reprend tous les points nécessaires à sa démonstration.

Il convient selon lui d'éviter le double écueil consistant à faire des massacres de la période quelque chose de totalement exceptionnel et unique (lié à la germanité ou à la destinée du peuple juif), ou, en sens contraire une guerre parmi d'autres, simplement un peu plus violente.

Il faut donc considérer, par exemple, que les agissements des nazis étaient compatibles avec une logique de l'honneur et de l'obéissance, du devoir bien rempli, qui pouvait permettre à des milliers de participants à des tâches plus ignobles les unes que les autres de poursuivre en toute bonne conscience.

Notamment parce que la « participation » au projet d'extermination était souvent fort abstraite : comme l'écrit Raul Hillberg, cité par Bauman, la plupart des fonctionnaires nazis pouvaient « annihiler tout un peuple en restant assis à leur bureau ». De longs et intéressants développements sont consacrés à l'analyse de la bureaucratie et au processus de division des tâches qui font que l'ouvrier qui construisait des bombes au napalm au moment de la guerre du Vietnam n'avait pas conscience de participer à l'assassinat des bébés qui allaient mourir sous ces bombes - exemple donné par Bauman, qui étend ses analyses à d'autres périodes que le nazisme.

Un autre point de l'argumentation consiste à établir que l'antisémitisme n'est pas la seule cause des exactions nazies - comme le montre également film Amen, les nazis ont très tôt testé les techniques de gazage sur des populations allemandes de handicapés. C'est un désir de perfection maladif, une sorte d'hubris du pouvoir qui est fondamentalement en cause à l'époque nazie, et reste une tentation permanente des sociétés modernes.

Un long chapitre reprend de nombreux débats sur les origines de l'antisémitisme et ses formes multiples. Notamment l'une des formes modernes de l'antisémitisme, qui faisait du juif, à l'époque de la construction des nations européennes, un suspect, par son absence d'appartenance à une seule nation (Bauman : « comme la nationalité était devenue la base par excellence de la constitution de tout groupe, les juifs en vinrent à saper la plus fondamentale des différences : celle entre « eux » et « nous». [...] C'est ainsi que Toussenel les voyait comme les vecteurs du poison protestant antifrançais, tandis que Liesching, le célèbre critique de Das junge Deutschland, les accusait d'introduire clandestinement en Allemagne l'infect esprit latin. »)

Le racisme est également longuement discuté, avec une présentation rapide des écrits de Taguieff par exemple. Bauman donne du racisme une définition très personnelle et féconde.

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L'une des leçons à portée morale de ce livre, c'est d'apprendre à penser contre ce que l'on présente comme justifié en raison, techniquement désirable. Ce sur quoi veut insister Bauman c'est que « le processus de civilisation consiste, entre autres choses, à dépouiller l'utilisateur de la violence de tout calcul moral et à débarrasser tout désir de rationalité de toute interférence de normes éthiques ou d'inhibitions d'ordre moral ».

Pour illustrer ce point, il rappelle l'ampleur de la participation des scientifiques à l'avènement du nazisme, ravis de voir financés des programmes de recherche, aussi étranges soient-ils pour certains d'entre eux (« un gouvernement qui tend aux scientifiques une main secourable et leur offre tout cela peut compter sur leur gratitude et leur coopération. La plupart des scientifiques seraient prêts, en échange, à se défaire de toute une liste de préceptes mineurs. Ils seraient prêts, par exemple, à supporter la disparition soudaine de leurs collègues affublés d'un nez ou d'un dossier biographique inacceptables. S'ils élèvent une objection c'est parce que la suppression simultanée de tous ces collègues risque de compromettre leur programme de recherche. ». J'ajoute qu'on peut lire Vie et destin, pour des chapitres très éclairants à ce sujet.)

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Une question anthropologique.

La portée morale des travaux de Bauman découle de son attitude presque philosophique, ou anthropologique. On peut considérer que l'homme est un loup pour l'homme, et que la civilisation, en éloignant l'homme de l'état de nature, le rend plus pacifique. C'est un point de vue « progressiste » et rationaliste classique. Dès lors, le nazisme est un simple accroc, une régression temporaire sur le chemin du progrès.

Bauman préfère considérer, en sens inverse, que la civilisation technicienne est un concept qui permet le genre de crime à grande échelle qu'a commis le nazisme. L'homme nu, le sauvage et même le chef militaire du moyen-âge seraient incapables de crimes si importants. La position de Bauman est inconfortable pour les tenants de la modernité et les rationalisateurs. Elle est cependant extrêmement intéressante pour inciter à une vigilance qui ne se contente pas de rechercher le danger dans la résurgence d'un nazisme du XXIème siècle.

Les futurs nazis, s'ils parviennent un jour au pouvoir, ne se pareront pas d'une croix gammée. Ils seront peut-être branchés sur Twitter et désireux de défendre l'Occident blanc contre la subversion islamiste, ou l'Union européenne contre les nationaux... Plus important encore, il s'agit d'identifier les points qui fragilisent les démocraties contre les tentations totalitaires - faute de mieux, je maintiens une distinction démocratie/totalitarisme que Bauman ne fait pas.

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Impressions d'ensemble

Je lis en amateur. Je ne rentrerai donc pas dans des détails techniques ou des débats historiographiques ou épistémologiques complexes. Je souhaite juste souligner quelques points retirés de cette lecture.

Bauman est tout d'abord un sociologue qui écrit bien. Il a un talent rare pour décortiquer des points techniques complexes tout en restant lisible et en pointant les implications concrètes des thèmes débattus. Il est capable de multiplier les allers-retours entre la théorie et les enseignements historiques. Il est aussi apparemment grand lecteur et se réfère à des auteurs très divers (Hillberg, Ellul, Taguieff...) Même si, en postface, il lui est reproché de ne pas citer explicitement le concept de la banalité du mal tel que décrit par Arendt, ou de ne jamais citer Adorno, il a l'air assez sincère dans sa volonté de débattre les idées des autres.

Les thèmes qu'il embrasse et évoque sont nombreux et je serais bien en peine d'en apprécier immédiatement la portée complète, au-delà des points énoncés en introduction.

Quelques réticences cependant.

Tout occupé à voir en l'état rationalisateur un ennemi, Bauman écrit ceci : « Au vu de la tendance actuelle à abandonner la gestion directe de nombreux secteurs de la vie sociale autrefois étatisés, et à se diriger vers des structures sociales soumises au marché et génératrices de pluralisme, il semble peu probable qu'une forme raciste d'antisémitisme soit de nouveau un jour utilisée pour mettre en œuvre un projet de vaste ingénierie sociale... »

Comme si transférer la gestion de la sécu à Axa, AIG et Groupama pouvait faire reculer l'antisémitisme à tout jamais. Ce passage étonnant est d'une grande naïveté, qui contraste avec des argumentations autrement plus subtiles en général. Pas plus que l'état, et certainement moins, dans une conception française des services publics, des sociétés privées ne sont capables de faire primer les valeurs sur les notions d'efficacité technique.

Et même si on peut trouver louable que les sociétés privées n'exercent qu'un pouvoir restreint à ce qui leur a été attribué par l'état, sans cumuler leur pouvoir avec des fonctions régaliennes, il reste que l'état peut parfaitement manipuler des sociétés privées pour qu'elles ne soient qu'un prolongement de son action.

Je suis bien plus convaincu par les passages où Bauman impute à un affaiblissement des structures sociales et des frontières l'installation du nazisme au pouvoir.

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Pour conclure, un lien possible avec l'affaire européenne. Bauman insiste sur le fait que la rationalité technique est un danger, et que la tentation de « jardiner » les sociétés humaines est d'autant plus dangereuse qu'elle repose sur un état fort. La construction européenne, en ce sens, devrait alarmer tous ceux qui prendront Bauman au sérieux :

  1. - l'état européen, but ultime de la « construction européenne », serait potentiellement le plus riche du monde. Ses partisans veulent le doter d'une police, d'une armée, d'une politique extérieure. A bien des égards, cet état, peut-être plus ou moins fusionné avec les Etats-Unis, en matière militaire par exemple, deviendra ou restera le plus puissant de la planète pour un petit moment ;
  2. - cet état européen se construit avec un déficit démocratique persistant, que d'ailleurs ses partisans ne nient pas ;
  3. - les transferts de pouvoir des états-nations autrefois efficaces vers un pouvoir central européen au fonctionnement extrêmement lourd et inefficace créent une situation de vide propice à toutes les tentations de se tourner vers un chef suprême (Bauman sur les fragilités de la démocratie « c'est dans les périodes de profondes dislocations sociales que s'affirme vraiment ce remarquable trait de la modernité. A aucun autre moment la société ne paraît aussi amorphe, « inachevée », indéfinie et malléable, littéralement dans l'attente de la vision d'un habile et ingénieux concepteur pour lui donner forme. A aucun autre moment la société ne paraît aussi dénuée de forces et de tendances propres, incapable par ailleurs de résister au jardinier et toute prête à prendre n'importe quel aspect entre ses mains. Le mélange de malléabilité et d'impuissance constitue un attrait auquel bien peu de visionnaires hardis et aventureux sauraient résister. Il crée lui-même une situation dans laquelle on ne peut leur résister. »)

Nous sommes donc dans une situation à risque, et le projet européen est une cause de grands périls. Est-il bon de s'obstiner à vouloir construire un grand jardin européen ?

Redonnons la conclusion à Bauman : « Nombreuses sont les tâches que les dirigeants de cette planète pourraient et devraient accomplir. Mais concevoir un ordre mondial parfait n'en fait pas partie. Le grand jardin mondial a éclaté en une multitude de petits jardinets, chacun avec son petit ordre à lui. Dans un monde peuplé de jardiniers compétents et extrêmement mobiles, il semble ne plus y avoir de place pour le jardinier suprême, le jardinier des jardiniers. [...] Quelle qu'en soit la raison, je serais tenté de dire que ce délabrement est une bonne nouvelle à un grand nombre d'égards. »



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