Le 26 mai dernier, j'ai rencontré, à Paris, Frédérique Deghelt, auteure de quatre livres, dont le dernier en date, La grand-mère de Jade, est sorti au début de l'année – j'aurai d'ailleurs l'occasion de vous en reparler ici-même -. La vie d'une autre a été édité deux ans plus tôt et nous conte l'histoire de Marie qui se réveille un matin frappée d'amnésie.
Si des romans ont déjà mis en scène des personnages qui ont perdu la mémoire ou feignent de l'avoir perdu, cette histoire me semble intéressante parce qu'elle décrit l'état intérieur d'une jeune femme qui étend la zone de son questionnement. Dans un premier temps, elle se demande qui est l'homme à ses côtés et ayant pour prénom Pablo. Pourquoi trois enfants viennent de surgir en l'appellant « maman ».
Commence alors un vrai travail d'investigation durant lequel, me semble-t-il, Frédérique Deghelt interroge la notion de conscience individuelle. Cette existence que nous vivons est-elle vraiment la nôtre, est-elle vraiment conforme à ce que nous attendons ? Autres questions soumises au lecteur : comment le société influence-t-elle nos choix, le libre-arbitre est-il possible ?
J'ai aimé que le personnage de Marie, en découvrant l'étendue des dégâts, soit décontenancée face à ce trou noir. En clair, il n'y a pas de solution miracle. Le personnage principal y va à tâtons, ne sachant pas très bien où tout cela va la mener mais elle l'accepte. Elle essaie de garder le cap, sans rien montrer parce qu'elle ne veut pas apparaître dans toute sa faiblesse. Mais est-ce une faiblesse d'avoir le disque dur endommagé ?
Pas sûr car tout cela contraint à une autre façon de voir, d'apprécier, de comprendre. La perspective change. Elle est désormais celle d'une femme qui a douze ans de plus au compteur, qui n'est plus dans l'insouciance.
« Je redécouvre la ville dans laquelle je vivais avant, mais je la regarde avec des yeux d'étrangère. »
Cette insouciance, on la retrouve questionnée lorsque Marie se retrouve face-à-face avec Pablo, qu'elle amène à jouer le jeu de la première rencontre, comme lorsqu'elle et lui étaient vierges de toute vie commune. Son mari s'invente alors un métier :
« Je suis démonstrateur de sommeil à vie, pour un grand magasin. »
Vous le voyez, La vie d'une autre est aussi une réflexion sur le temps, sur une époque qui a fait sienne cette maxime américaine « Time is money », où tout doit s'inscrire dans un rapport marchand. Marchandisation du monde, marchandisation de la temporalité.
L'histoire avance et le lecteur comprend que ce qui arrive à Marie n'est pas aussi unique que cela. Chacun change de peau. L'unicité de l'être n'est finalement qu'un leurre. Si elle n'existe pas cela il faut donc accepter l'idée de double - l'unique et son double -. Double qui fait partie intégrante de Pablo. Ce dernier est en effet acteur, et qu'est-ce qu'un acteur sinon quelqu'un qui scinde son « je ».
Questionnement sur l'individu et donc sur sa capacité à continuer d'exister dans un rapport amoureux. Ici, le couple n'est pas vu comme une fusion-acquisition. Il est une structure permettant à chacun de s'épanouir au contact de l'autre. Et quand Marie pense aux propos de sa grand-mère, c'est précisément, je crois, pour signifier d'abord à elle-même qu'elle s'en détache :
« Tu verras, un couple c'est une association de malfaiteurs. Au bout de quarante-cinq ans on ne sait toujours pas lequel souffre le plus, lequel s'en contente... »
Il me semble toutefois que cette amnésie, si elle est nécessaire parce qu'elle permet au personnage de s'arrêter et réfléchir, est toutefois incomplète car elle cède le pas à la routine. Très vite, la vie reprend ses droits et conduit à privilégier l'immédiateté :
« Certes, une partie importante de mon passé me manque, mais je ne vois pas très bien où je la mettrais, car mon présent prend une place folle. »
Un peu plus loin :
« Le temps est devenu une surface plane où poser le présent. »
Mais revenons à la notion du double – dont j'avais beaucoup aimé une des variantes, celle d'Hubert Nyssen -. On croise ici Henri, un autre amnésique qui prononce cette phrase très forte : « Nous avons suicidé l'intérieur » et qui fait un écho inversé à celle de Pablo : « Tu as été la mémoire vivante de notre couple ».
Double au sens de double perspective chez Marie qui travaille comme journaliste pour une télévision locale – l'éphémère – et est aussi une femme engagée dans une vie construite, sur le long terme. Enfin, il y a cette double perspective qui consiste à passer du rôle d'acteur d'une vie professionnelle et d'observateur de son propre cercle :
« Je continue d'être la spectatrice attentive, mais détachée, de ma propre vie. Je suis accompagnatrice de la vie de l'autre. »
Ce qui se dessine ici c'est une analyse de l'émancipation, je crois. Celle de tout un chacun confronté, dans les différents moments de sa vie, à l'évolution nécessaire de son propre moi. Comment réagissons-nous lorsque nous entrons dans une nouvelle étape de la vie, dans de nouvelles épreuves :
« Perdre ceux qui nous ont engendrés et donner naissance sont les deux éléments d'une vie qui nous font grandir. »
En lisant ce roman, j'ai aussi pensé à cette interrogation dont beaucoup de philosophes se sont saisis, à savoir l'âme et le corps. Devons-nous les distinguer ? Si oui, comment cette distinction s'opère-t-elle ? A mon avis, Frédérique Deghelt répond directement à la question :
« La mémoire n'est pas seulement logée dans un tête. Mais dans tout le reste du corps. »