Produire plus pour nourrir la planète ? Un non-sens !

Publié le 04 juillet 2009 par Tanjaawi
"Croire qu’il suffit de produire plus pour nourrir la planète est un non-sens. C’est la question de l’accès aux denrées alimentaires qui est essentielle. Un milliard de personnes dans le monde ont faim parce qu’elles sont trop pauvres, pas parce que l’on ne produit pas de quoi les nourrir en quantité suffisante. Et cette situation ne disparaît pas lorsque survient une baisse des cours. Nous faisons face à des déséquilibres structurels. Donc explosifs."


Successeur du Suisse Jean Ziegler comme rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, l’universitaire belge Olivier De Schutter s’alarme de l’achat de millions d’hectares par les pays riches, notamment en Afrique. Au risque de déstabiliser plus encore la « planète faim ».

Le Temps : Vous êtes professeur de droit international à l’Université de Louvain, activiste de longue date des droits de l’homme. Votre mandat de rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation, depuis mai 2008, va pourtant bien au-delà de ces sujets. Il porte sur l’agriculture, l’économie des pays les plus pauvres, le comportement des firmes alimentaires multinationales...

Olivier De Schutter : Il est clair qu’une telle mission ne peut pas être menée sous le seul angle juridique. Je me suis donc entouré, pour la mener à bien, d’agronomes et d’experts. Cela dit, ma formation est tout à fait en phase avec les défis de mon mandat. Je travaille de longue date, comme universitaire, sur les défis posés par la mondialisation en matière de droits de l’homme. On est là au cœur du problème, comme le montre le rapport que je viens de publier sur la ruée problématique des Etats riches et des fonds d’investissement vers les terres agricoles dans les pays en développement.

Je viens aussi de mener, à Berlin, une consultation avec de grands groupes de distribution alimentaire. Mon objectif est d’essayer, avec eux, de définir une responsabilité des entreprises par rapport au droit à l’alimentation. De discuter ensemble de choses concrètes. L’épreuve de vérité, sur ces questions, n’a pas encore eu lieu. Le secteur privé ne voit pas bien pourquoi le droit à l’alimentation vient s’immiscer dans la conduite des affaires. Mon rôle est donc d’être aussi là, en amont, pour défendre l’idée de « bonnes pratiques », pour convaincre des acteurs majeurs du secteur agroalimentaire de faire preuve de responsabilité dans leur politique d’achat et de prix de vente des denrées.

- Votre prédécesseur, le Suisse Jean Ziegler, ne craignait pas la confrontation avec certains Etats. Encore moins la polémique. Et vous ?

 Ce qu’a fait Jean Ziegler à ce poste a été déterminant. Il fallait alors installer dans l’opinion, et dans la communauté internationale, la notion de droit à l’alimentation. Cet acquis s’est avéré décisif, au niveau de l’opinion publique, lors de l’explosion des prix des denrées alimentaires en 2008. Il fallait des prises de position courageuses, des interpellations fortes. Maintenant que la réalité nous a rattrapés, et qu’il n’est plus possible de contester l’existence, dans plusieurs parties du monde, d’un déni manifeste du droit à l’alimentation, la mission évolue.

- Revenons sur la question des multinationales de l’agroalimentaire. En quoi sont-elles responsables ? Que doivent-elles changer ?

 La politique de prix des denrées, et le circuit de distribution de celles-ci, est au cœur du problème. Les variations brutales et l’augmentation vertigineuse des cours des céréales ou du riz, par exemple, n’ont souvent rien à voir avec l’état des récoltes. La question de l’alimentation n’est pas le résultat d’une absence d’accès à la nourriture. Il peut arriver que les étalages des supermarchés soient remplis, alors que des émeutes de la faim ont lieu dans les rues. Un seul importateur de riz peut, s’il est en situation de quasi-monopole, faire flamber les cours et transformer du tout au tout, en quelques jours seulement, la situation dans les marchés locaux. Dans un marché agricole mondialisé, le rôle des opérateurs économiques est vital et il a été, à tort, longtemps sous-estimé. La notion de profit, lorsqu’il s’agit d’alimentation, en particulier dans les pays pauvres, est au cœur du problème. La chaîne de distribution des produits alimentaires importe au moins autant que le volume de production. Croire qu’il suffit de produire plus pour nourrir la planète est un non-sens. C’est la question de l’accès aux denrées alimentaires qui est essentielle. Un milliard de personnes dans le monde ont faim parce qu’elles sont trop pauvres, pas parce que l’on ne produit pas de quoi les nourrir en quantité suffisante. Et cette situation ne disparaît pas lorsque survient une baisse des cours. Nous faisons face à des déséquilibres structurels. Donc explosifs.

- On confond aussi, souvent, la question du droit à l’alimentation et celle de l’accès à la terre pour les petits paysans. L’une et l’autre sont-elles inextricablement liées ?

L’accès à la terre est capital pour deux catégories de personnes vulnérables : les petits paysans, qui représentent environ la moitié du milliard de personnes sous-alimentées de façon chronique dans le monde, et les travailleurs agricoles journaliers, qui seraient les premiers bénéficiaires de réformes agraires et qui, si les exploitations de taille modeste disparaissent, ne pourront plus gagner leur vie. Pour ces gens-là, la concentration foncière aux mains de grands propriétaires, ou de firmes commanditées par des Etats plus riches, pose effectivement un problème de vie ou de mort. Quatre-vingt-cinq pour cent des fermiers dans le monde, ne l’oublions pas, vivent sur des exploitations de moins de 2 hectares. A l’inverse, 0,5% des exploitations font 100 hectares ou plus. Les défis posés par les grandes exploitations sont colossaux. S’ajoute à ces deux catégories vulnérables une troisième, moins concernée par l’accès à la terre : celle des pauvres des villes, dont le nombre ne cesse d’augmenter au fur et à mesure que l’exode rural progresse, dopé par la mondialisation. Pour ce dernier groupe de population, la clef, c’est le prix des denrées.

- Vous venez de tirer le signal d’alarme à propos du « land grabbing » (l’accaparement des terres), cette pratique qui conduit des pays riches, ou de grands pays émergents comme la Chine, à acheter d’immenses domaines agricoles, notamment en Afrique. Pour quelles raisons ?

Parce qu’elle peut engendrer un dramatique retour en arrière. En soi, l’achat de terres cultivables et l’exploitation de celles-ci dans de meilleures conditions et avec de meilleurs rendements par leurs nouveaux propriétaires peuvent être une opportunité. Il ne s’agit pas, pour moi, de crier haro sur ces investissements agricoles majeurs alors que, pendant vingt-cinq ans, on a négligé l’agriculture ! Le problème est posé par les conséquences de ces accaparements de terrain. Que se passera-t-il pour les paysans qui vendent ou sont forcés de céder leurs terres ? Quid des communautés villageoises vivant dans le périmètre de ces exploitations, où à proximité ? Ce qu’il faut absolument éviter, c’est la création de nouvelles dépendances à long terme et, surtout, l’épuisement des sols acquis par ces firmes qui pratiquent une agriculture intensive non durable. Il est important que des clauses de dédit existent entre ces investisseurs très puissants et les communautés dont la vie quotidienne se trouvera affectée. Pourquoi ne pas passer, plutôt, des contrats d’exploitation avec les fermiers qui resteraient ainsi propriétaires de leurs terres ? Il faut aussi réfléchir à des garanties juridiques nationales, pour préserver le droit à l’alimentation des populations locales. Il y a, en Inde, des codes de la famine. Il y a, au Malawi, une vraie stratégie de mise en œuvre du droit à l’alimentation, notamment à travers un programme ambitieux de soutien aux cantines scolaires et aux petits paysans. Nous avons besoin, en nous appuyant sur de tels exemples, de mettre en œuvre des outils pour une gouvernance mondiale du droit à l’alimentation. Il nous faut clarifier, au plan multilatéral, les obligations des Etats et celles des consortiums qui font l’achat de ces vastes domaines.

- L’Union européenne a fait de la Politique agricole commune(PAC) un des axes majeurs de son intégration et de son développement. Mais il est aujourd’hui très contesté. Des réformes importantes sont préconisées. Que retenez-vous de cette expérience ?

L’Europe a appris de ses erreurs. Et elle doit, avec ses partenaires des pays en développement, en tirer les leçons. La PAC a incontestablement contribué à ruiner l’agriculture de nombreux pays pauvres. Elle a aussi, en mettant l’accent sur une agriculture mécanisée et intensive, mis à l’épreuve son écosystème. On a créé, au sein même de l’Union européenne, des déserts agricoles où les terres s’érodent désormais trop vite, et ne pourront plus produire comme avant. On a oublié, en se fixant comme premier objectif les prix et les revenus des producteurs, que la terre est un organisme vivant. On a aussi, en privilégiant l’agriculture intensive, lié son destin à celui du pétrole indispensable pour faire tourner les machines. Mais il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. L’Europe demeure un formidable laboratoire pour la gestion des produits agricoles, dont le monde entier doit pouvoir profiter. L’idée de base, à savoir la stabilité des prix, obtenue grâce à des mécanismes de régulation des marchés, est bonne. Des régions comme l’Afrique de l’Ouest, ou comme l’Asie du Sud-Est, auraient bien besoin d’une telle politique. A condition de pouvoir en assumer le coût. La PAC a permis à l’Europe d’assurer pendant ces cinquante dernières années sa sécurité alimentaire. Le modèle doit être révisé. Pas jeté.

- Vous avez dirigé la Fédération internationale des ligues de droits de l’homme. Aux Nations unies, la méthode est tout autre. Les rapporteurs spéciaux doivent rendre des comptes aux Etats membres, au Conseil des droits de l’homme basé à Genève, dont la crédibilité est mise en cause...

 Quand on est un idéaliste, comme je le suis, on ne peut pas juste dire « Ça ne marche pas ». La réalisation du droit à l’alimentation, comme la lutte contre le réchauffement climatique passent par la reconnaissance de l’existence de « biens publics globaux » sur laquelle seul un processus multilatéral peut permettre d’avancer. Le rôle de l’ONU est indispensable, incontournable si l’on veut, comme je l’estime nécessaire, promouvoir une meilleure gestion collective des stocks alimentaires, des ressources génétiques ou mieux réguler la spéculation sur les cours des matières premières. Nous n’avons pas d’autre choix que de renforcer les Nations unies pour rendre le système international plus opérationnel et plus crédible aux yeux des populations défavorisées, ou confrontées à des pénuries graves de nourriture. Est-ce que cela, en revanche, signifie qu’il faut tout accepter ? Non. Il est évident que le Conseil des droits de l’homme, à Genève, vit une passe difficile. Plusieurs de mes collègues rapporteurs spéciaux ont été mis en difficulté par des Etats membres. Une mobilisation, mais peut-être aussi plus de pédagogie de notre part, est nécessaire. Nous sommes, en tant que rapporteurs, des porte-parole uniques de ceux qui souffrent. Uniques et indépendants. Ce qui fait toute la différence.

3 juillet 2009 - Le Temps