L’Amourier éditions, 2009.
SOUS « LE BRUISSEMENT DE LA LANGUE »
Traversées de pensées étirant leurs ombres insaisissables au long des jours, les complaintes d'Un silence ordinaire composent un récit envoûtant. Fluide, impalpable, musical, le dernier récit de Jeanne Bastide est un texte-pastel bouleversant. Assise sous un figuier, à même l'herbe sèche, je laisse monter en moi les images d'un « présent intérieur » qui s'arrime à un paysage d'enfance, rivé à la garrigue de l'été et au bleu de la mer. Une musique des mots, teintée d'une mélancolique tendresse, court entre les pages, d'un chapitre à l'autre. Une douceur lumineuse gagne en profondeur en même temps que se précisent les contours de l'histoire de Lucie. Une histoire de l'abandon et de la perte, tissée, autour de « la part manquante », dans le silence d'un temps identique. Ou dans le retour régulier de son ressac. Pourtant, le « silence ordinaire » qui ronge l'âme de Lucie est aussi un silence « où bruissent la lumière et les insectes de l'été. »
Au commencement, il y a cette femme assise dans son fauteuil Voltaire, face au vide que soulignent les objets abandonnés là dans leur forme éternelle. Une partition posée sur le piano fermé, un autre fauteuil, l'armoire qui imprime sa rigidité dans le dos de celle qui écoute. Qu'écoute-t-elle au juste, sinon le silence ? Ou encore ce bruit de mots qui monte en elle, ce bruissement de la langue qui surgit d'elle, d'elle ne sait où ? Sous la peau. À même la peau. Cette femme, c'est Lucie la bien nommée, sensible aux reflets du soleil sur la pierre et à la lumière apportée par le vent. Lucie qui continue d'habiter la part lumineuse du monde au cœur même du « voyage immobile » qui la consume toute dans l'absence de l'autre. Et jusque dans l'attente « qui se nourrit d'elle », « la grignote ». Jusqu'à ce que « le temps la soulage ». « La soulage d'elle-même ». Et l'appelle sur la route, à hauteur des nuages et du vent.
Broderie sur les mots, — absence et vide dont ils sont porteurs —, Un silence ordinaire tient à la fois de la partition musicale et de la peinture. Derrière les natures mortes qui habitent le monde familier de Lucie surgissent les portraits de Lucie. Lucie en femme aimée qui fut un jour créée par les mots de l'autre — ses caresses —, Lucie abandonnée à son silence — femme dans son intérieur ; femme assise sur une chaise ou sur la grève ; femme avec ses carnets, ses encres et ses mots... Des pastels où s'imprime la poussière. Et la tristesse qui l'endeuille. Partition musicale — le titre et les didascalies qui l'accompagnent donnent à chaque chapitre sa tonalité et sa teneur — qui mêle poésie et prose, Un silence ordinaire allie sans rupture les rumeurs du monde extérieur — étrangères et intrusives — et le bruissement intérieur des paroles en ébullition dans le puits, sous la peau. De ce bruissement naît l'écriture. Une émergence qui se lit dans le creuset des rêveries en italiques. Pour Lucie ou pour la voix qui parle en elle, l'écriture est constat d'un décalage, d'une séparation.
« Écrire.
Les mots nous séparent des être — je te nomme et tu existes — tu es toi et je suis plus loin.
Dis seulement une parole et je serai séparée.
Non, ne dis rien.
Laisse-moi dans mon silence évidé.
Tu es toi et je suis à courir derrière moi. »
L’écriture est aussi le fil qui relie les mots et le temps. Le seul susceptible de renouer avec la parole perdue.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
JEANNE BASTIDE
Voir aussi :
- (sur Terres de femmes) Jeanne Bastide, Intimité de la lumière (extrait);
- (sur Terres de femmes) Jeanne Bastide, Lucarnes (note de lecture).
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