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Tout s'est tu. Bien après les derniers essoufflements, longtemps après les dernières notes, je prolonge l'errance dans les couloirs du musée vide. Réaction épidermique. Attraction de la pierre. Je touche ces marbres, ces mosaïques, ces peintures craquelées. La danse de Sasha Waltz est un ensorcellement. Un musée vide, abandonné pendant 60 ans, ravagé par la guerre, a soudain repris vie sous les pieds, les doigts, les voix des 70 artistes - danseurs, musiciens, chanteurs. Trois heures d'une cérémonie initiatique grandiose et intime, qui imprime la rétine, parcourt l'échine, arrive au cœur. La chorégraphe berlinoise n'a pas seulement orchestré un spectacle magistral, elle a aussi (re)trouvé - inventé - l'esprit d'un lieu. Sasha Waltz a disposé les corps dans tous les espaces, interstices, porosités du Neues Museum. Dans ce musée qui n'ouvrira officiellement ses portes qu'en octobre, elle a voulu une exposition dansée plus qu'un spectacle. Au visiteur d'aller se perdre à l'instinct dans ce dédale néo-classique et contemporain, si magnifiquement restauré par David Chipperfield. Sur mon chemin je croise des lions fatigués, des reines égyptiennes emmêlées, des corps pâles effrayés, je m'arrête devant des statues suspendues, une femme-araignée, une derviche tourneuse, des muses galopantes. Le rire hystérique d'une mondaine en crinoline résonne dans la salle des Niobides, la voix aigue d'un quatuor à cordes contemporain guide jusqu'à l'étonnante plateforme égyptienne, le chant d'une chorale féminine habite la salle moyenâgeuse. Le spectacle a été pensé en deux parties, pour nous laisser le temps de tout explorer. La première heure occupe les deux cours profondes, grecques et égyptiennes. Les danseurs-statues apparaissent et s'évanouissent sans qu'on les remarque. C'est à la fois orchestré, esthétique et subtil. Le grand escalier central, coeur du musée, sert de point d'orgue, où Sasha Waltz bat les moments de ralliement. Entre les deux actes les musiciens s'y installent et la troupe de danseurs se retrouve sur les marches, arpente les murs, invente une langue des mains. Communion grand format avant de s'éparpiller à nouveau. La chorégraphe avait déjà montré son aptitude à construire des tableaux grandioses, notamment dans son Médée (déjà inspiré par le Pergamom Museum). Ici elle va plus loin et fait tomber les barrières. Puisqu'il n'y a plus d'espace scénique, je peux aller me frotter à cette danseuse, la regarder dans les yeux, je la gêne, elle me contourne. Jeux. Les danseurs doivent gagner leur espace parmi la foule qui se presse. Sans directive aucune, chacun trouve sa place, celle avec du recul, ou celle qui touche, approche, frôle. On envie le lien charnel que les danseurs établissent entre leur corps et l'ossature du lieu. Ce n'est qu'à travers leurs peaux, que nous goûtons le froid des marbres, la douceurs des pierres polies, la couleur des murs passés. Quand enfin tout s'apaise, les danseurs se glissent sans bruit le long des couloirs, redescendent les escaliers. Au cœur joue un quatuor à cordes délicat. C'est du Bruckner. Un à un les corps épuisés viennent s'échouer sur leurs pieds. Harmonie des sons et des corps, dialogue charnel. Bien après que les dernières notes se sont tues, la foule garde le silence. Arrêter le temps. Retenir l'instant.
La compagnie Sasha Waltz, le Vocalconsort Berlin et l'ensemble Kaleidoskop ont donné 10 représentations au Neues Museum, du 18 au 30 mars. Dialoge 09 - Neues Museum a réuni 14000 spectateurs.
Interview de Sasha Waltz sur le site du TIP : ici
Sasha Waltz présente l'une de ses premières pièces : Travelogue I - Twenty to eight au Radial System, à Berlin, du 2 au 5 avril.