Bourdieu revenant sur la question essentielle en sociologie du retournement de l'analyse critique vers soi: si l'on veut atteindre quelque vérité, il faut connaître depuis où l'on parle et comment sont déterminés nos actes les plus inconscients comme nos jugements, ce qui nous détermine. Connaître l'outil et les déformations qu'il reporte inéluctablement sur la chose observée, les intérêts cachés, la lutte qui nous engage. Immense apport des sciences humaines. On se pose souvent le problème dans l'atelier : de quoi dépendent nos choix, quels présupposés ils impliquent, à quelle mode sommes nous soumis? Quelle voix parle à travers la notre? Puisque pas plus qu'une autre jugement de goût le beau n'est désintéressé et universel. Notre goût nous classe. Dans le même temps avec mon habitude de varier et mélanger, je lis sur Hélion, peintre qui a laissé un journal détaillé tentant opiniâtrement d'expliciter sa démarche, ses tourments d'artiste, cherchant à travers des remarques diverses, autant professionnelles que quotidiennes et prosaïques, à dire ce que c'est que peindre, ce que ça induit de réflexions, dans quel tumulte c'est pris. (l'attirance des courants, le jeu des influences,des positionnements, les réactions, le trajet personnel etc.) Comme si le travail devenait prétexte à observations dévoilant quelque chose du processus créatif. Et évidemment me retrouvais dans cette manie: c'est une préoccupation non cachée du blog. S'y dissimule confusément le journal d'un peintre à travers lequel s'énoncent pour soi et pour tout autre lecteur susceptible de démêler ce qu'il s'y joue les différents moments de la création, de la vie courante et comment aussi ils jouent entre eux, se suggèrent ou s'induisent. L'impression quoi qu'il en soit de ne jamais faire autre chose qu'écrire un journal. Le journal contient l'œuvre, les chemins pour y aborder et l'image magnifique et jamais atteinte qui tient lieu d'horizon et quelque part rachète les ébauches incapables. Et aussi l'ordinaire le plus vif, le moins « poseur ». Le journal dresse un grand corps fait de toutes ses boîtes semblable aux totems d'Artaud ou de Louise Bourgeois. Je ne crois pas qu'il faille voir un excès d'ego dans le journal, dans l'auto scrutation, exercice qui rêve timidement à une vague « science de l'homme » qui, comme l'envisageait Picasso, se pencherait sur ce matériel pour « pénétrer plus avant l'homme à travers l'homme-créateur ». Et puis il ne faut pas croire qu'il s'agisse grossièrement de soi, d'auto contemplation, de narcissisme. Narcisse est le passif admirateur d'un reflet. Ce n'est pas de soi qu'il s'agit mais de ce que l'on accueille en soi, ce qui joue à travers soi et au-delà. Ce dont notre propre corps, notre propre existence est le théâtre et pour partie au dépend de soi. Témoigner d'une expérience, alors. Seulement se sentir pris par quelque chose qui nous dépasse et alors le mettre à plat, en déterminer quelques coordonnées, lancer de grandes fouilles, traquer la bête. On se sait occupé en un lieu de la toile comme d'autres le sont en d'autres lieux aussi. Lorsque chacun se signale on peut rêver, comme perçu de haut, un grand dessin s'esquissant. Reliant ces coordonnées: un dessin qui conclurait tout, un signe. Nous sommes quelques uns à en garder repliée la cartographie à travers les liens qui s'empilent en marge de nos blogs. Mais c'est une carte immense si adéquate au monde qu'à l'instar de la nouvelle de Borges elle ne procurerait aucune vue d'ensemble mais qu'il faudrait à son tour la parcourir comme on parcoure infiniment l'étendue formidable du monde. On peut dire avec Hélion un sentiment d'échec, de ne pas être parvenu à saisir ce qui se laissait entrevoir et peut-être alors le meilleur se cache-t-il en pointillés dans ces notes qui prétendent expliquer les choses alors qu'elles les complètent et les prolongent.