Le Jazz et les Montréalais

Publié le 03 juillet 2009 par Jclauded
Le festival international du Jazz de Montréal est en pleine action. De partout au monde, les plus grandes vedettes mondiales de cette musique préférée des Montréalais sont au rendez-vous. Elles jouent devant des centaines de milliers de personnes venues d’innombrables pays pour assister avec nous à l’extraordinaire programme élaboré pour le festival durant douze jours. C’est le nouvel âge d’or du jazz à Montréal.
Pour les Montréalais, l’amour du jazz n’a pas commencé en 1980 lors du spectacle inaugural du premier festival, donné par Ray Charles à la Place des Nations de l’île Sainte-Hélène. Non, longtemps avant et dès les débuts du jazz dans les années ’20, les Montréalais se sont entichés de ce genre de musique créé aux États-Unis par les noirs américains.
Ce sont les années ’40 qui furent le premier âge d’or du jazz à Montréal, surnommée alors « ville ouverte ». Le point focal était surnommé the corner, situé à l’intersection de la rue Ste-Antoine et de la rue de la Montagne, à Montréal. Le Rockhead’s Paradise et le Café St-Michel y étaient installés.
C’est la période durant laquelle Oscar Peterson devint un pianiste de jazz reconnu. Les blancs opinaient que le talent de Peterson trouvait son influence dans les compositeurs européens comme Liszt, tandis que les noirs argumentaient que c’est Duke Ellington et la communauté noire qui étaient son inspiration. Le Duke préférait utiliser l’expression « negro music » plutôt que jazz.
Des musiciens qui se disaient « de jazz » jouaient cette musique pour le plaisir des clients de cabarets à travers la ville. Mais ce sont alors des musiciens blancs, avec leur forme de jazz, qui étaient engagés pour les spectacles de showgirls, de comédiens et de chanteurs ainsi que pour les orchestres de danse de jitterbug et de mambo. Les propriétaires de cabarets engageaient normalement deux orchestres : un pour les spectacles qu’ils présentaient et l’autre pour la musique d’ambiance entre les spectacles. C’est durant la prestation de cette dernière que les musiciens noirs profitaient de l’occasion pour incorporer de la musique bebop dans leur présentation, sans trop exagérer afin d’éviter les critiques du propriétaire.
C’est au Aldo’s de la rue Crescent que se produisait le musicien de renom et autodidacte Steep Wade, pianiste et saxophoniste de bebop, qui influença Oscar Peterson. Il prit ce dernier sous son aile en lui rappelant que les espoirs de la communauté noire reposaient sur ses succès. Aldo’s était mon endroit préféré où j’allais écouter Oscar Peterson et d’autres excellents musiciens noirs.
Peterson croyait alors que le jazz n’avait pas le respect qu’il méritait comme forme artistique et que les blancs se montraient incapables d’accepter le talent artistique et les succès des noirs.
Des jam sessions chez Aldo’s, et a un très grand nombre d’autres endroits, étaient populaires et permettaient aux musiciens de se laisser aller et de créer leur musique. Avec les boîtes de nuit ouvertes jusqu’à tôt le matin, les clients avaient l’opportunité d’entendre des sessions incroyables et les propriétaires en profitaient car les musiciens n’étaient pas payés à ces heures tardives. Ces jam sessions servaient aussi à mesurer et à classer le travail des jeunes musiciens et des nouveaux arrivés en ville.
Le jazz permettait aux musiciens noirs de vivre de leur musique dans les boîtes de nuit. Par contre, Peterson constatait qu’aucun musicien noir ne jouait dans un orchestre à Montréal ou à Toronto et il ne se gêneait pas pour le dire.
Pour sa part, Rufus Rockead, propriétaire du Rockhead Paradise, n’engageait que des musiciens noirs dans son orchestre mais faisait exception en retenant les services de musiciens blancs pour son lounge qu’il opérait au sous-sol de sa boîte de nuit. Une visite au Rockhead Paradise, tard le soir, était une expérience inoubliable que j’eus l’occasion de vivre en deux occasions.
Ce n’est que plus tard que j’appris les commentaires de Peterson et je lui donnai raison. Par le passé, j’avais engagé, une dizaine de fois, des orchestres parmi les meilleurs de Montréal et jamais je n’avais vu un musicien noir en faisant partie. Il en était de même pour les orchestres qui animaient les nombreux bals et danses auxquels notre jeunesse participait. Pourtant ces orchestres étaient multiethniques et composés de Français, d’Anglais, d’Italiens, de Cubains, d’Espagnols et d’individus d’autres nationalités, mais pas de noirs. Ce n’est qu’alors que je réalisai la discrimination raciale qui existait dans le monde de la musique montréalaise envers les noirs. La raison d’être de cette situation m’était inconnue car, pour moi, ceux-ci étaient de grands musiciens.
Finalement, le jazz perdra de sa popularité à Montréal. D’après les connaisseurs, ce serait suite à l’élection de Jean Drapeau comme maire de Montréal en 1954. Sa politique d’éliminer le crime organisé affecta considérablement les revenus des boîtes de nuit qui diminuèrent radicalement. Les propriétaires de celles-ci se virent obligés de réduire considérablement leurs budgets de musiciens pour faire face aux nouvelles contraintes budgétaires. L’émergence de la musique rock attira l’attention. De plus, la venue de la télévision encouragea les banlieusards à demeurer chez eux pour se divertir. Les propriétaires de boîtes de nuit désespérés se tournèrent vers le striptease. Chez Paree deviendra la boîte de nuit la plus populaire.
Avec la disparition des boîtes de jazz qui pullulaient depuis les années ’40, disparaissaient les endroits qui servaient effectivement de site d’entraînement pour les musiciens de jazz. A la fin des années ’70, il n’en existera plus un où ils pouvaient jouer leur musique dans un endroit dédié au jazz, la créer et bien gagner leur vie.
À ce moment-là, Oscar Peterson ne croyait plus dans le futur du jazz à Montréal car il appréhendait que sans ces boîtes de nuit, de nouveaux talents hors de l’ordinaire ne pouvaient que difficilement émerger. Mais il était quand même heureux de constater combien Montréal avait contribué au développement du jazz dans le monde.
Les jeunes Montréalais des années ’40 et ’50 et Peterson devront attendre le Festival International de Jazz de Montréal en 1980 pour retrouver le jazz de leur temps, assister à des performances de qualité et pouvoir apprécier les artistes et la musique qu’ils aiment avec des milliers d’autres de leurs concitoyens. Encore une fois, Montréal contribue, par son très important festival, à la propagation du jazz sur la planète.
Claude Dupras
Ps. Ce texte est en grande partie composé d’extraits de mon livre qui est affiché sur mon site : Et dire que j’étais là ! L’itinéraire d’un p’tit gars de Verdun.