Le rythme de la mission en Afghanistan est trop exigeant pour les officiers et les soldats-entraîneurs de la force terrestre, ce qui empêche l'armée canadienne de bien former les nouvelles recrues qui s'enrôlent chaque année. Tous les formateurs d'expérience sont occupés avec la mission en Afghanistan, de sorte qu'il y a maintenant une "armée fantôme" au Canada tellement il y a de trous dans la structure militaire.
C'est le constat accablant fait par le chef d'état-major de l'armée de terre, le général Andrew Leslie. Dans un document confidentiel obtenu par Le Devoir en vertu de la Loi sur l'accès à l'information, le général décrit la situation comme "critique", "à haut risque" et "inquiétante". "La force terrestre opère au-delà de ses capacités", écrit le général Leslie.
Ce rapport, intitulé Strategic Operations and Ressource Plan 2008-09, fait état des problèmes au sein de l'armée de terre, le plus imposant corps des Forces canadiennes, avec plus de 20.000 militaires permanents. Le document de plus de 60 pages a été remis il y a quelques mois au chef d'état-major des Forces canadiennes, le général Walt Natynczyk.
Le constat est limpide : l'Afghanistan absorbe les meilleurs officiers, qui sont déployés à Kandahar, et les meilleurs formateurs pour l'entraînement qui précède l'envoi des soldats. La pénurie est accentuée par les nombreux départs à la retraite chez les hauts gradés.
Résultat :le manque de personnel qualifié pour former les soldats au Canada diminue la compétence de l'armée quant aux tâches qui ne sont pas liées à l'Afghanistan (par exemple, la défense du territoire canadien).
Le général Leslie utilise les termes "armée fantôme" [hollow army] pour décrire la situation. "Le phénomène de l'armée fantôme, qui fait référence à l'écart entre la force nécessaire et la force disponible, ainsi que la diminution du nombre des entraîneurs, officiers et leaders d'expérience, a un impact important sur notre capacité à générer et à garder nos troupes prêtes à toutes les éventualités. Par conséquent, il faut classer ceci dans les risques élevés", peut-on lire au début du document.
Le général Andrew Leslie tire la sonnette d'alarme et affirme qu'il est impossible de mener de front l'expansion des Forces canadiennes et la mission en Afghanistan. Les opérations dans ce pays en guerre sont trop lourdes à supporter pour continuer de recruter massivement.
"L'armée de terre n'a pas la structure ni le personnel pour effectuer à la fois l'entraînement des soldats en fonction de l'expérience acquise en Afghanistan et assurer le développement des Forces canadiennes. Manifestement, "l'armée fantôme" est l'enjeu le plus problématique de la force terrestre", peut-on lire.
L'armée de terre compte environ 20.000 soldats de la force permanente, auxquels s'ajoutent quelques milliers de réservistes. Or, 2.100 soldats de la force terrestre sont déployés en Afghanistan tous les 6 mois, soit 4.200 par année. Et il y en a autant à l'entraînement en vue d'un déploiement. L'armée de terre génère 80% des troupes en Afghanistan, alors que la marine en fournit 4% et la force aérienne, 6%.
Plus de 7.700 recrues se sont engagées dans l'armée en 2008-09. La hausse est constante depuis trois ans. Généralement, la majorité des nouveaux soldats choisissent l'armée de terre, mais les chiffres ne sont pas rendus publics. Toutes les recrues doivent suivre une formation de base, suivie d'une spécialisation (artilleur, mitrailleur, chauffeur, etc.).
Dans son rapport, le patron de l'armée de terre mentionne qu'il faut "au minimum" 7 ans avant qu'une recrue puisse avoir assez de leadership et d'expérience pour à son tour enseigner aux autres soldats. "Il [nous] faudra de 5 à 10 ans avant d'être capables de rebâtir notre force d'entraînement", écrit le général Leslie.
En attendant, la force terrestre fait davantage appel aux firmes privées pour former ses soldats (dont la plupart mettent à l'œuvre d'anciens militaires) et pour effectuer différentes tâches, notamment dans le domaine du génie civil. Plusieurs militaires de la marine et de la force aérienne pourvoient aussi temporairement des postes dans l'armée de terre en Afghanistan, après avoir suivi un entraînement rigoureux.
Mais surtout, l'armée attend la fin de la mission à Kandahar, en 2011. "Le rythme actuel des opérations, provoqué d'abord et avant tout par les opérations en Afghanistan, est impossible à maintenir pour la force terrestre étant donné le phénomène d'armée fantôme", écrit Andrew Leslie.
Le ministre des Affaires étrangères, Lawrence Cannon, a d'ailleurs rappelé cette semaine à New York, devant le parterre de l'ONU, que la date de retrait des troupes canadiennes, en juillet 2011, est ferme.
Selon le colonel à la retraite Brian McDonald, les Forces canadiennes ont déjà fait savoir au gouvernement que les soldats sont au bout du rouleau et que la mission risque d'avoir de graves conséquences à long terme si on devait la prolonger. "Le Canada a une petite armée, alors on n'a simplement pas les ressources humaines pour poursuivre la mission au-delà de 2011. Le général Leslie a déjà été clair : il faudra une longue pause à la force terrestre avant de pouvoir recevoir une nouvelle mission hors du Canada", dit-il, lui qui est analyste senior à la Conférence des associations de la défense, à Ottawa.
Selon lui, l'armée sera en mesure de fournir le personnel compétent nécessaire pour terminer la mission à Kandahar, "mais il y aura des conséquences à moyen et à long termes sur la formation générale des soldats", dit Brian MacDonald. "Toute l'expertise va en Afghanistan, et pas ailleurs."
La pénurie d'officiers formateurs a aussi des conséquences sur les troupes de la réserve, qui sont davantage sollicitées. Ainsi, de 30 à 40% des hauts gradés de la réserve terrestre travaillent en ce moment à temps plein pour l'armée. "Pour limiter les dégâts, on pige dans la réserve, dit Brian McDonald. Mais pendant ce temps, des centaines d'officiers ne sont plus avec leur unité de réserve. L'effet domino fait en sorte qu'il y a un manque de leadership dans la réserve."
Le général Leslie confirme d'ailleurs l'information dans son rapport. "La réserve est de plus en plus vulnérable et [...] risque de ne plus pouvoir remplir les engagements opérationnels requis", peut-on lire.
Source du texte : LE DEVOIR