Proust : le bal des têtes (19)

Publié le 03 juillet 2009 par Sheumas

   « De la mécanique sur du vivant » comme le dit Bergson !


   Je retrouvai là un de mes anciens camarades que, pendant dix ans, j'avais vu presque tous les jours. On demanda à nous représenter. J'allai donc à lui et il me dit d'une voix que je reconnus très bien : "C'est une bien grande joie pour moi après tant d'années." Mais quelle surprise pour moi ! Cette voix semblait émise par un phonographe perfectionné, car si c'était celle de mon ami, elle sortait d'un gros bonhomme grisonnant que je ne connaissais pas, et dès lors il me semblait que ce ne pût être qu'artificiellement, par un truc de mécanique, qu'on avait logé la voix de mon camarade sous ce gros vieillard quelconque.   Pourtant je savais que c'était lui : la personne qui nous avait présentés après si longtemps l'un à l'autre n'avait rien d'un mystificateur.

   Lui-même me déclara que je n'avais pas changé, et je compris qu'il ne se croyait pas changé. Alors je le regardai mieux. Et en somme sauf qu'il avait tellement grossi il avait gardé bien des choses d'autrefois. Pourtant je ne pouvais comprendre que ce fût lui. Alors j'essayai de me rappeler. Il avait dans sa jeunesse des yeux bleus, toujours riants, perpétuellement mobiles, en quête évidemment de quelque chose à quoi je n'avais pensé et qui devait être fort désintéressé, la Vérité sans doute, poursuivie en perpétuelle incertitude, avec une sorte de gaminerie, de respect errant pour tous les amis de sa famille.

   Or devenu homme politique influent, capable, despotique, ces yeux bleus qui d'ailleurs n'avaient pas trouvé ce qu'ils cherchaient, s'étaient immobilisés, ce qui leur donnait un regard pointu, comme sous un sourcil froncé. Aussi l'expression de gaieté, d'abandon, d'innocence s'était-elle changée en une expression de ruse et de dissimulation. Décidément, il me semblait que c'était quelqu'un d'autre, quand tout d'un coup j'entendis, à une chose que je disais, son rire, son fou rire d'autrefois, celui qui allait avec la perpétuelle mobilité gaie du regard ».