Les amateurs de Pierre Dac auront reconnu dans ce titre le nom du parfait malfaisant, Zorbec Legras, roi du sabotage et des mauvais coups, que l’humoriste opposait, dans sa trilogie Bons baisers de partout, à son héros, le colonel Hubert de Guerlasse. On croyait son espèce éteinte, mais il n’en est rien. Un jeune auteur, Patrice Caumon, semble en effet marcher aujourd’hui sur ses traces. Et si, un jour, la gastronomie française n’est pas inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO comme il en est pourtant question, qui sait s’il n’y sera pas pour quelque chose ? Car c’est sur le terrain de la cuisine que ce jeune homme d’allure et d’abord sympathiques, musicien et chanteur à ses heures (dont les textes facétieux se rapprochent davantage de ceux de Juliette Nouredine que de la Star Académie), exerce son coupable talent.
Quel convive se méfierait des menus qu’il propose dans un recueil récemment publié et qui incluent, par exemple, une rose de laitue farcie à l’houmous, une bouillabaisse thaï aligotée et une cassolette de fraises meringuée ? Autant de plats dont la dénomination seule ouvrirait volontiers l’appétit. Cependant, derrière cet appel à la gourmandise, se dissimule un réel pouvoir de nuisance aux effets dévastateurs, voire, si l’on peut dire, détonants.
Au titre de son livre, je m’étais un peu méfié : sur son innocente couverture de toile rose bonbon, on pouvait en effet lire Les plats qui font péter (Les Editions de l’Epure, 67 pages, 20 €). Je soupçonnais quelque plaisanterie de comique troupier ou, au mieux, quelque manuel peu engageant où le chou aurait rivalisé avec le haricot tarbais, les flageolets et autres mogettes. Le sous-titre, en revanche, effaçait l’appréhension première : « 36 recettes propres à incommoder vos ennemis ou se débarrasser des fâcheux. » L’auteur d’une telle phrase ne pouvait sombrer dans le graveleux, se complaire dans la vulgarité. Et, de fait, son livre se révèle aussi plein d’humour que machiavélique ; étant donné son sujet, il relève en outre le défi – véritable paradoxe – de ne pas manquer d’élégance.
Patrice Caumon ne s’est pas lancé seul dans l’aventure ; il s’est entouré des conseils avisés d’un cuisinier, Olivier Giraud et d’une diététicienne, Corine Guzzo. Le but de ce trio, qui s’apparente à une association de malfaiteurs, s’inscrit à l’opposé de ce que nous aurions pu attendre de lui :
« Votre ennemi mange chez vous ce samedi soir et se prépare à une réunion importante lundi matin ? Vous aimeriez le savoir scotché sur le trône ou être pris de puissantes flatulences pendant un match ou lors d’un rendez-vous professionnel crucial ? Ce livre est fait pour vous ! Vous pourrez gêner vos ennemis dans leurs entrailles en toute discrétion sans éveiller les soupçons, en vous instruisant et en vous amusant. »
On l’aura compris, ces spécialistes se sont attachés à associer, dans chacune de leurs recettes (décrites avec précision) et chacun de leurs menus, des ingrédients qui, inoffensifs pris isolément, indisposeront à coup sûr les estomacs les plus aguerris. Naturellement, dans la mesure où, pour n’éveiller aucun soupçon, l’hôte se doit de partager les même plats que ses convives, l’auteur a pris soin d’indiquer, à la suite de ses fiches cuisine, le ou les antidotes à ingérer discrètement pour en annihiler les effets pervers. Sage précaution.
L’originalité du concept réside dans le raffinement des mets présentés. On trouvera ainsi, au chapitre des entrées apéritives, des tartelettes d’œufs de caille pochés et mayonnaise à la roquette, des pruneaux farcis au fromage frais et bacon, des tartines grillées au pesto ou un gaspacho de melon aux fraises. L’auteur a également songé à fournir un argumentaire destiné à apaiser les réticences des plus méfiants. La recette du gratiné de confit de canard à l’abricot et purée d’antan (sous titrée : du blizzard dans les vestiaires) est, à titre d’exemple, assortie de cet avertissement :
« Dites : ʺLe gras du canard est très bon, il contient plein d’oméga-3 et 6 dans les bonnes proportions, il est conseillé d’en utiliser la graisse dans le cadre du régime gersois.ʺ Pour proférer cette absurdité, n’appuyez pas plus que d’ordinaire afin de ne laisser transparaître aucun trouble. Pourrir son ennemi d’ennuis gastriques vaut bien un petit effort ! »
L’ouvrage se termine par une liste de « conseils pernicieux », sorte d’arsenal de poche permettant à chacun d’assouvir une vengeance toute culinaire contre une victime donnée, en choisissant avec précision l’effet désiré. L’entrée « coquille d’œufs » indique notamment :
« Passée au four puis broyée, elle est l’arme fatale du pet et du ballonnement. Facile à faire, à incorporer et à doser, elle est idéale pour tester les temps de latence sur chacun de vos proches, parfaite pour faire terriblement péter tout un groupe de personnes sans se lancer dans la grande cuisine. Vous serez étonné de la variabilité des résultats quand vous la combinerez avec différentes recettes de ce livre. Elle agira comme un catalyseur. »
Ces ennuis gastriques autant qu’éoliens souffrent aujourd’hui d’une réprobation sociale unanime, et l’on comprend ce que les provoquer peut avoir de délicieusement pervers. Cependant, l’histoire nous montre combien ils furent, dans le passé, objets de plaisanteries (d’un goût plus ou moins douteux, j’en conviens), voire d’admiration. Aristophane, dans son théâtre, en usait pour ménager des effets comiques et satiriques. De son côté, Diogène Laërce raconte, dans Vies et doctrines des philosophes illustres, comment Cratès expliqua à Métroclès, pour le soulager, qu’il était naturel que les gaz, au même titre que d’autres fluides corporels, fussent expulsés sans en concevoir de honte. Montaigne les évoque dans ses Essais et rappelle un singulier passage de la Cité de Dieu (livre 14, chapitre XXIV) dans lequel Augustin d’Hippone, pourtant le rigoriste que l’on sait, écrivait, sous couvert de défendre l’idée que l’homme peut acquérir une parfaite maîtrise de son corps, son engouement pour les pétomanes : « il s’en trouve même qui font sortir par en bas, sans aucune ordure, tant de vents harmonieux qu’on dirait qu’ils chantent. » Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique, préféra s’amuser du dieu Crépitus, la divinité romaine des pets. Au même siècle, le sujet fit encore l’objet d’un petit traité, pseudo scientifique, mais joyeux et truffé d’anecdotes, écrit par un érudit, L’Art de péter, dont les bibliophiles amateurs de curiosa s’arrachent aujourd’hui l’édition originale.
Comme la plupart des livres publiés par Editions de l’Epure, l’ouvrage de Patrice Caumon est un petit bijou typographique ; il n’en reste pas moins un guide de recettes utile et une arme redoutable. Sa lecture amuse et fait naître bien des tentations, a posteriori…
Illustrations : Frontispice pour la seconde édition de l’Art de péter, 1776, gravure - Le dieu Crépitus, gravure.